Ready-made color / La couleur importée

publié le 03/10/2006

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Texte de l’exposition, Ready made color, Centre d’art La Passerelle, Brest, 2003.

A une interrogation sur les déplacements et les changements de processus qui sont mis en œuvre dans sa peinture, Fabian Marcaccio répond : " Je n’utilise plus ce terme [peinture]. Je préfère celui de " paintant ", qui est une contraction du mot peinture (painting) et du mot mutant (mutant), c’est un terme plus actif que descriptif " [1]. Ce néologisme tente d’exprimer simultanément la longue chaîne historique dans laquelle toute peinture s’inscrit et l’écart au sein duquel elle se renouvelle. Comme en écho à cette double contrainte, Dominique Figarella constate en réponse au même questionnement : " Si je dis : " de la peinture ", c’est foutu ! La pratique, que je voulais désigner en disant ceci, est immédiatement ensevelie sous son homonyme, " la peinture ", et jamais, dans le signifiant même, l’activité ne se détachera de cette matière visqueuse et pigmentée." Pour ces deux artistes, le rappel de la peinture comme activité n’est pourtant pas l’expression d’une nostalgie pour la peinture expressionniste abstraite (action painting), mais la désignation, pour reprendre le mot de Fabian Marcaccio, d’une mutation de la pratique picturale : un écart, un dépassement, un appétit et une énergie propre à brasser la peinture avec la pluralité des mondes [2] dont elle semble si souvent exclue.

Différente de " cette matière visqueuse et pigmentée " qui par recouvrement d’une surface s’appellerait " la peinture ", quelle autre peinture déborde soudainement son territoire ? Comment peut-elle capter et intégrer ce qui l’environne et le subvertir pour le rendre visible ? Avec quels outils, quels gestes, quels matériaux et quelles couleurs ? Mais encore avec quelle perception pour libérer le sens, pour instruire si on peut le dire ainsi, la peinture à sa contemporanéité ?

C’est au croisement de ces questions et de notre propre pratique picturale que Claude Briand-Picard et moi même avons proposé une interrogation à d’autres artistes dont les œuvres nous suggéraient, dans les intentions et les modalités des mises en forme, une proximité avec les nôtres. Elle a donné naissance à un ouvrage collectif, La couleur importée, Ready-made Color. dont cette exposition éponyme fait rebondir le questionnement face aux œuvres [3].

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A. Perrot, Muralnomade n°3

Vinyl autocollant, 750x340 cm ; Centre d’art Passerelle, Brest. [2003]

Elle ne vise pas en réunissant les travaux de quinze artistes, auxquels auraient pu être ajoutés quelques autres, à démontrer l’unicité d’une démarche. Au contraire. A travers la diversité des relations entretenues avec la peinture, elle tente de cerner les processus qui dessinent de nouveaux parcours en réponse aux interpellations adressées aux artistes par leur environnement. En effet, comme l’énonce encore Fabian Marcaccio, " le paradoxe difficile à avaler pour un artiste [est] qu’il y a un continuum entre produits sociaux, commerciaux, scientifiques et esthétiques " et qu’il s’agit pour lui de résister - si ce n’est combattre - à la pression croissante d’une culture marchande de l’image : un monde où tout devient image .

Ce risque d’assujettissement de la peinture a donné naissance à un certain nombre de stratégies picturales, telles que la mise à distance de l’artiste, les contournements ou même le renversement des processus. Mais un des dénominateurs communs, qu’un regard attentif décèle, est le mode d’apparition et de présence de la couleur. La couleur, dans de nombreuses œuvres, marque un déplacement : elle apparaît comme une critique de sa présence traditionnelle et comme l’indice d’un rapport chahuté entre la peinture et son environnement contemporain.

Depuis l’invention du tube de couleurs en 1830, la peinture est liée à une gamme chromatique produite industriellement pour son propre et unique usage. Peindre avec des couleurs dédiées à la seule pratique picturale réaffirme avec insistance que le résultat appartient sans équivoque au territoire de la peinture et qu’il est produit par un "artiste peintre". Reprenant la remarque de Marcel Duchamp, "un tube de couleur qu’un artiste utilise n’est pas fait par l’artiste ; il est fait par le fabricant qui produit les couleurs", on peut énoncer que la peinture est devenu un immense ready made en s’appropriant indéfiniment une gamme colorée, produite, formatée et destinée à elle-même. Interroger l’histoire de la peinture et de sa réception à partir de ce simple constat bouleverse l’ensemble des données et des préjugés sur les savoir-faire, si ce n’est sur l’apologie du métier, sur la perception des couleurs et sur la revendication du nom de peintre.

Face à une peinture qui ne dialogue plus qu’avec elle-même, sans retour, ni relation avec les mondes environnants où elle tente de s’insérer, un certain nombre d’artistes, de manière ponctuelle pour les générations antérieures ou plus revendiquée depuis une bonne décennie, ont bousculé les codes de la couleur et son inscription dans la peinture. Intégrant dans leurs œuvres des matériaux colorés d’origine industrielle ou les gammes des peintures pour la décoration d’intérieur, ils provoquent l’irruption brutale de la couleur industrialisée et marchande dans le domaine pictural. Cette appropriation de matériaux ou de couleurs destinées à d’autres usages, que nous avons appelée " couleur importée " ou " ready-made color ", relance le geste initié par Marcel Duchamp à son point d’origine, c’est-à-dire à la peinture. Elle ouvre une série de questions : entre les procédés classiques de la peinture et l’irruption des matériaux industriels, y a-t-il une continuité de la pratique picturale ? Et si rupture il y a, implique-t-elle la production d’effets picturaux spécifiques propres aux couleurs " ready-made " ? Quel rapport critique cette nouvelle peinture entretient-elle avec l’environnement urbain et industriel (déplacement, emprunt, subversion, etc.) ? Ou encore quelle place propose-t-elle au regardeur ?

Cette attitude face à la couleur trouve sans doute son origine dans les premiers papiers collés cubistes. Il est cependant remarquable que son surgissement ait toujours été négligé ou nié comme le remarque Leszek Brogowski : " Si cette couleur pendant longtemps invue par l’histoire de l’art et par conséquent absente du discours esthétique, commence à percer le visible, c’est notamment parce que la pratique de la couleur importée s’est généralisée et peut-être même au détriment de la pratique du recouvrement, et ce phénomène contribue à modifier la donne de l’expérience esthétique elle-même, en nous obligeant entre autre à repenser, sinon à réécrire l’histoire de la couleur ". Claude Briand-Picard note aussi cette résistance au regard de la couleur importée et l’attribue à une histoire et une critique du siècle dernier qui " ont nié trop souvent la matérialité des œuvres pour une lecture formelle ". S’appuyant sur les analyses de Florence de Mèredieu, qui souligne l’embarras des esthéticiens devant la part du matériau, Claude Briand-Picard suggère à ce propos, en citant l’exemple de Supports-Surfaces dans les années 70, la force de cette résistance que les artistes auraient eux-mêmes intériorisée. " Certains [de ces] artistes, écrit-il, en déconstruisant le tableau, ont mis à jour des " matérialités " et même retrouvé la question du ready-made. Or ces artistes ont nié ces phénomènes, aveuglés par le discours matissien dominant sur la couleur . [...] [Leurs œuvres] étaient construites ou déconstruites avec des tissus imprimés, des cordes, bois industriels, verres, plastiques, toiles cirées, tapis, etc. N’aurait-il pas été plus opportun historiquement de penser cette question de la couleur importée ? ". On pourrait ajouter : comme Stephen Dean semble en témoigner ironiquement lorsqu’il déconstruit à nouveau le tableau avec des lits de camp.

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Claude Briand-Picard

avertisseur, Centre d’art Passerelle, Brest. [2003]

Mais était-il possible de penser à ce moment le ready-made color, comme un déplacement de toute la peinture alors qu’une lecture de la couleur ne s’établissait, pour citer Catherine Millet, que " dans son rapport au sujet, à sa propre fonction symbolique dans la pensée de ce sujet ". Le reproche qu’elle adressait à Donald Judd de " confondre couleur et matériau ", peut-il encore s’adresser aux œuvres de Pascal Pinaud, lorsqu’il contrecolle sur un châssis un canevas, ou propose l’éclat d’une fiente sur une laque automobile ? Ou encore plus prosaïquement quand Steven Rand aligne des échantillons de Formica ? Comment et avec quels outils théoriques inscrire cette question de la couleur importée si ce n’est dans un bouleversement de l’ensemble des catégories esthétiques ? S’agirait-il d’une peinture " pauvre " parce que l’investissement du sujet y serait limité à un choix initial ? Doit-on y interroger la seule mise en œuvre d’un déplacement brutal (Steven Rand), ou la manipulation à laquelle donne lieu l’inscription de ces matériaux dans le champ pictural (Erwan Ballan, Charles Spurrier, Egide Viloux) ? Faut-il y discerner le passage d’une logique cumulative (le recouvrement, le pigment, le geste, etc.) à une logique de juxtaposition ?

Différente, étrangère, inédite, souvent même caractérisée comme une couleur de mauvais goût ou vulgaire parce que trop populaire, la couleur importée culbute les modalités dominantes de la peinture (le recouvrement, le ton et l’esprit des couleurs artistiques). Elle retourne aussi comme un gant l’histoire d’une réception qui a toujours associé l’identification de la peinture au recouvrement d’un support par une couche de pigments ; histoire que James Hyde, poussant la logique du retournement au plus loin, s’amuse à provoquer en proposant d’appeler " nouvel espace pictural " notre environnement social saturé d’objets, ou Nathalie Junod-Ponsard en surinvestissant cet espace social par la couleur. Cette mise en déroute de la perception se partage ainsi entre la trop forte charge de reconnaissance des couleurs de notre environnement et la non-reconnaissance de ces couleurs comme appartenant à l’univers pictural. C’est pourtant ce jeu ambigu de proximité et de familiarité que revendique Christophe Cuzin en choisissant " des couleurs du bâtiment largement commercialisées " ou en déréalisant les couleurs des cartons d’invitations d’expositions ; de reconnaissance aussi, lorsque Diana Cooper souhaite " que [ses] formes oscillent entre accessibles et inaccessibles, familiers et non familiers. Par exemple un pompon de couleur lumineuse peut à la fois être ravissant et d’une artificialité sans réserve mais aussi étrangement organique " ; de reconnaissance toujours, " d’expérience et de mémoire " énonce Steven Rand qui ajoute aussitôt : " Je veux préciser que je ne suis pas un coloriste car les gammes de couleurs que j’utilise ont été déterminées par le public. [...] Ce qui est important pour moi, c’est la pertinence du rapport de ces matériaux particuliers avec la société et l’individu."

Ainsi que le note Steven Rand, mais également la plupart des autres artistes, la dimension sociale de ses travaux s’exprime à travers la couleur dans ce retour vers le regardeur de ce qu’il reconnaît ou hésite à reconnaître comme déjà agrégé à son univers. Souvent les œuvres suscitent un état d’insatisfaction, un écart face à une attente légitime et traditionnelle de ce que la peinture devrait - doit ? - au spectateur : " les matériaux non-artistiques, remarque Diana Cooper, forcent le spectateur à faire des associations qui peuvent n’avoir rien à faire avec les conventions picturales ". Mais c’est dans cet aller-retour entre une esthétique industrielle, la production de masse de produits de toutes formes et de toutes couleurs et le champ pictural que la peinture elle-même peut encore se renouveler et s’offrir au regardeur en lui demandant d’accomplir lui-même un geste d’appropriation, qui redouble et dessaisit celui du peintre. " C’est à partir de cette affirmation forte de la couleur, écrit Erwan Ballan, que le spectateur est en mesure de percevoir celle qui est instrumentalisée par les médias et les circuits de consommation des différents pouvoirs économiques et politiques ". En captant les matériaux et les couleurs industrielles, la peinture peut être capable de faire surgir une nouvelle relation au monde que la peinture abstraite a semble-t-il perdu de vue depuis longtemps, en s’enfermant dans ses traditions. Elle devient ainsi une investigation de notre temps et ce que j’ai appelé pour mon propre travail " une autobiographie collective " ; c’est-à-dire une autobiographie partagée, en mouvement permanent, construite avec ce qui est disponible pour chacun et pour tous. Ou que Pierre Buraglio peut désigner comme " une passerelle tendue entre le quotidien, la vie urbaine et la peinture... Un renouvellement du " Paysage urbain " avec l’utilisation littérale de matériaux qui lui appartiennent ".

Cette exposition, et l’ouvrage collectif qui en est l’origine et le contrepoint, est, en laissant une nouvelle fois la parole à Leszek Brogowski, " une tentative de rendre compte d’un grouillement qui se laisse sentir à travers le monde dans les ateliers des peintres. [... Elle espère ] contredire la thèse, trop sommairement avancée, de l’épuisement à la fois de la fonction critique de l’art et du pouvoir créateur de la peinture, et se propose de cerner les lieux, aussi bien de la pratique que du discours esthétique, où le renouvellement de la pratique de l’art, voire de la peinture, puisse en même temps préserver sa mission critique et subversive ".

Antoine Perrot

Notes

[1Toutes les citations des artistes sont extraites de l’ouvrage collectif, La couleur importée, Ready-made Color, sous la direction de Claude Briand-Picard et d’Antoine Perrot, Ed. Positions et Maison de la Culture d’Amiens, Paris, 2002

[2Un certain nombre de notions effleurées dans ce texte sont empruntées à Leszek Brogowski, professeur d’esthétique à l’Université Rennes 2 Haute Bretagne, qui depuis plusieurs années poursuit un dialogue attentif avec nous dans une série de textes, dont le dernier paru est " Traduire la couleur ", Art Présence, n°46, avril-mai-juin 2003. Nous le remercions vivement de sa disponibilité constante à " colorer " notre réflexion au delà des pistes que nous entrevoyons.

[3Une première exposition au moment de la publication a présenté un choix d’œuvres à la Galerie Corinne Caminade, Paris.

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