Couleurs à dessein - Color energy : « Il va falloir s’en arranger ».

publié le 04/10/2006

partagez

Texte de l’exposition Couleurs à dessein - Color energy, Galerie Villa des Tourelles, Nanterre, 2004

Les dictionnaires de la couleur sont toujours décevants. A la fragmentation de la couleur en quelques noms, ils superposent la fragmentation des signifiés. Ils précipitent la couleur dans des usages symboliques qui sont des lieux communs. Lorsqu’ils énumèrent la multiplicité de ses usages symboliques pour une seule couleur, jusqu’à l’inversion même de ces usages, ils distinguent, limitent et délimitent ses différents aspects, comme si la couleur était seule, isolée et non prise dans l’enchevêtrement des réseaux qu’elle constitue, des proximités qu’elle supporte ou qu’elle initie, des raisons qu’elle se donne ou qu’elle ignore, ou encore de l’irrationalité dangereuse qu’on lui a attribuée depuis longtemps. En fait, les dictionnaires de la couleur déterminent les usages courants ; ils délivrent les codes nécessaires aux exigences de la communication.

C’est sans doute la raison de leur succès : l‘envahissement de notre environnement par la couleur demande qu’un certain nombre de codes soient partagés et acquis. Le marketing et l’univers des marques l’ont bien compris, qui s’approprient les couleurs et en blasonnent notre environnement. La répétition intensive de quelques couleurs et la saturation visuelle recherchée, comme aussi bien le cycle rapide de péremption et de retour des couleurs selon les modes saisonnières, produit une reconnaissance automatique, presque affective, des produits, des marques, des équipes de football, de l’affectation des lieux publics, qu’ils soient institutionnels, commerçants ou festifs — ou par exemple le retour, depuis quelques années, de l’identification par la couleur des lignes du métro parisien.

Fernand Léger, qui ne pouvait envisager une telle débauche de couleurs, l’annonçait cependant dès 1938 : « La couleur prend position. Elle va dominer la vie courante. Il va falloir s’en arranger » [1]. Et il remarquait le défi auquel serait confrontée la peinture : « Où allons-nous ? On va tout simplement à une évolution rapide d’une vie plastique extérieure, qui va se développer logiquement jusqu’à épuisement des moyens, jusqu’à que l’on trouve autre chose » [2]. Défi, qu’il souhaitait relever, mais qui semble s’être plutôt transformé en fracture entre deux mondes, ou plus précisément en ignorance volontaire.

D’un côté, « une vie plastique extérieure » dont les dictionnaires de la couleur décrivent une grande part des codes sociaux qui l’organisent et offrent à tout instant l’opportunité de choisir sous le nom de la couleur sa façon de « prendre position » : sa présence, sa forme, son énergie, son impact, son sens, son appel au désir et à la sensualité. De l’autre une pratique plastique, indifférente à ces usages collectifs, qui se confinerait à un usage intime de la couleur sous l’autorité revendiquée de l’œil de l’artiste. Comme deux mondes juxtaposés, dont le divorce s’est établi sur des reproches culturels, si ce n’est idéologiques : à l’énergie de la couleur industrielle s’oppose l’harmonie des arts plastiques ; à la vulgarité des couleurs marchandes et publicitaires, le bon goût ; à l’extériorité assumée des unes, l’intériorité des autres ; à l’imposition collective, débordante et totalitaire, la distinction individuelle.

Aux couleurs crues et incisives de la « vie plastique extérieure », il manque l’élaboration, la traduction [3], afin d’être admises dans « la vie plastique intérieure » que seraient encore les arts plastiques. Ou comme le souligne Georges Roque proposant une piste d’analyse à poursuivre : « On pourrait mettre ici à profit les belles analyses de Lévi-Strauss en montrant comment les couleurs “crues”, tolérées quand il s’agit d’échantillons industriels, doivent être élaborées culturellement (“cuites”, si l’on veut), pour être acceptées dans l’art de la peinture. » [4] Il serait trop long, ici même, de démêler l’enchevêtrement des raisons historiques, esthétiques et sans doute sociales de cet enfermement de la couleur selon les pratiques et les usages [5]. Il n’en reste pas moins que, lorsque les couleurs, présentes dans le monde industriel et marchand, font irruption dans la sphère des arts plastiques (ce que nous avons désigné sous le nom de couleur importée – ready made color), les repères habituels sont bouleversés. Et une résistance accrue à sa visibilité se fait jour, quitte même à ce qu’elle soit « invue » ou passée sous silence. Paradoxe d’une inversion, où lorsque la couleur installe un « charivari » [6] visuel et se projette avec une force inaccoutumée, elle est déclassée — déclassée aussi bien esthétiquement que socialement. Car ce qui fait soudainement irruption, c’est une énergie refoulée, instable, provocante, vulgaire : un court-circuit, où la couleur devient un « énoncé compact » [7] qui nous renvoie inextricablement à nos désirs premiers, et peut-être inavouables, aussi bien qu’aux positions sociales que nous tenons, auxquelles nous aspirons ou pire, que nous tentons de fuir.

Par l’usage de foulards, jeux, bouées, ballons, articles de sport aux couleurs violentes, souvent fluos, Gérard Deschamps est l’un des initiateurs de cet import de la couleur industrielle et marchande dans les arts plastiques, partagé maintenant par de nombreux artistes dont ceux présents dans cette exposition. La perte de fonctionnalité de ces objets quotidiens (Gérard Deschamps) ou de matériaux (Claude Briand-Picard ou moi-même) est saisie dès le moment de leur collecte, fortement réjouissante, dans les hypermarchés, les bazars ou les grandes surfaces de bricolages. Seule la couleur surgit de leur accumulation colorée dans les bacs et linéaires des magasins, déclenchant au premier contact visuel le processus de ce court-circuit. Quand la couleur ne naît plus du recouvrement d’une surface, ce qui est le principe de la peinture, et est indissociable des matériaux qui constituent l’œuvre, l’ensemble des repères esthétiques traditionnels bascule. Ils sont en quelque sorte floués par des œuvres qui adoptent et magnifient tous les reproches faits à la couleur depuis des siècles : trop crue, trop populaire, trop féminine, trop irrationnelle, trop sensuelle…

Cet excès, qui fait surgir « la vie plastique extérieure » dans les œuvres, défait le monde de la peinture en déplaçant, et le geste, le savoir-faire, de l’artiste, et la place du regardeur. L’artiste n’intervient plus que par des gestes modestes : des simples raccords, des « soudures », qui ne défont pas totalement les objets dans les œuvres Gérard Deschamps ; des déplacements ou des proliférations qui engendrent une vive coloration de l’espace dans celles de Claude Briand-Picard. Ces gestes donnent une cohérence visuelle et préservent les réseaux de sens produits par le déplacement brutal des matériaux de notre environnement dans le monde artistique. Préserve surtout cette énergie instable, saisie au moment de son basculement lorsque le désir-marchandise des couleurs étend sa fonction hypnotique à l’ensemble de nos désirs. De son côté, le regardeur est engagé à rejouer visuellement ce va et vient semblable au « jeu de mots lyrique […], une sorte d’adage philosophique » que Michel Leiris attribue à Robert Desnos : « Les lois de nos désirs sont des dés sans loisir » [8].

On retrouve cet effet hypnotique dans les vidéos de Stephen Dean, qui jouent sur le rythme saccadé et tourbillonnant des couleurs captées aussi bien dans les salles de jeux de Las Vegas que sur les terrains de football. L’intensité des couleurs et leur télescopage constant dissolvent la narration et les figures, comme le désir seul, relancé sans loisir, dissout la réalité. Que ces images proviennent des temples du jeu et du hasard, espaces inversés de notre société, ou des terrains de sport, invitent à s’interroger sur les liens de la couleur avec l’énergie, le corps, ou encore le côté populaire de son apparition. Elle vante, si on peut le dire ainsi, soit les moments de déraison qui surgissent dans la vie quotidienne, soit un corps autre, non encore façonné par les convenances, soit enfin un mode d’expression qu’on a laissé aux peuples sans pouvoir. La couleur est toujours synonyme de « l’ailleurs », de ce qui déborde ou de ce qui est enfoui, de l’autre qu’on méprise, mais dont on se méfie parce qu’on craint son manque de retenue.

Il n’est ainsi pas étonnant, pour prendre un exemple, que William Rubin laisse apparaître ces associations dans ses textes sur Frank Stella, où, dit-il, une certaine « vulgarité » (au sens étymologique du terme) de la couleur industrielle et l’énergie physique déployée par Stella mettent l’accent sur un « matérialisme déclaré […], quelque chose de palpable, et c’est ce qui fait en partie la relative accessibilité de son art [et donne] ce côté “populaire” du travail de Stella » [9]. C’est également de cette énergie dont parle Erwan Ballan, dans un texte semi humoristique, sur son appétit à écraser brutalement ses jouets « pleins de couleur » lorsqu’il était enfant [10] : parti pris qu’il rejouerait dans ses œuvres, où le silicone vivement coloré, auquel peuvent s’adjoindre des fils de scoubidous, s’écrase au revers de la surface de verre. Ou l’énergie, la dépense, exercée par Dominique De Beir à « faire de la broderie » sur de la broderie en perçant obstinément les supports de carton coloré qui guidaient les machines à produire la broderie. En trouant ce qui est déjà troué. En enlevant la couleur du modèle, en détruisant la couleur du travail, la couleur sociale et la sienne, qu’elle ne peut finalement abolir.

Une étrange concurrence s’établirait-elle entre l’énergie physique déployée par l’artiste et l’énergie de la couleur ? Il ne faudrait pas comprendre ici l’énergie de surface que déployaient les peintres de l’expressionnisme abstrait (action painting) où l’attention à la couleur ne dépassait guère l’attention de soi. Mais « entendre » la couleur comme « quelque chose de palpable », insérée au sein même de la matière, révélant celle-ci et lui offrant un caractère tactile : un corps, le corps de la couleur.

Que la plupart des matériaux collectés, détournés et inclus dans les œuvres soient des accessoires vestimentaires, des jouets, des articles de sport (ou la représentation du sport et de machines de jeux), des supports d’un travail manuel, n’est pas indifférent. Tous ont une proximité avec le corps et créent ainsi un espace topographique de la couleur. Ils vérifient l’analyse que faisait Bernard Berenson dès 1950 : « Il semble que la forme soit l’expression d’une société où la vitalité et l’énergie sont sévèrement contrôlées par l’esprit et que, dans les communautés où l’esprit est subordonné au muscle, on se laisse aller à la couleur. » [11] Quand le corps apparaît, « on se laisse aller à la couleur ». Il y a dans cette expression une fluidité, une absence de résistance et un appel à l’avènement de la couleur : une nudité désirante qui se réapproprie la couleur. C’est cette érotisation qui affleure dans les sculptures de Léo Delarue. La couleur, intégrée aux matériaux, par ses jeux de transparence et d’opacité, monte à la surface. Léo Delarue décrit ce processus en disant : « faire monter la peau » [12], comme on fait monter la couleur, ce qui est une élégante façon de décrire simultanément la montée du désir et le plaisir tactile auquel il convie.

Mais il y a aussi dans l’énoncé de Berenson, l’indication que ce glissement dans la couleur est lié à des communautés humaines où l’énergie du corps ne s’efface pas dans l’efficacité rationnelle de notre société. C’est le rappel des attaches de la couleur à un « ailleurs », un autre espace social, et à la figure de l’autre, populaire, énergique, presque sauvage. Il suffirait de remplacer le mot « sauvage » par le mot « couleur » dans l’analyse suivante sur la perception du « corps de l’autre » pour percevoir certains des enjeux sous-jacents aux œuvres présentées : « La figure du sauvage [de la couleur] incorporée par le gymnaste occidental se veut être l’extériorisation d’une manière de renouer avec la vie en se préservant des artifices de la technologie, du rationalisme et de leurs traitements des corps. […] Le sauvage [la couleur] interroge le mythe progressiste conçu comme moteur unique de la société, et se donne pour vocation une réhumanisation du social. » [13] C’est ainsi par un surprenant renversement que les œuvres interrogent le mythe de la modernité : non point par la primauté de la forme ou du signe iconique, mais par une couleur qui détonne et déborde la pureté, l’absolutisme et finalement l’enfermement des abstractions.

Par un autre étrange retour, ce texte ne cite le nom d’aucune couleur. Il serait aisé de montrer que les textes actuels sur les arts plastiques — et sur la peinture — restent silencieux sur la couleur en se contentant de citer ici ou là le nom d’une couleur. Comme si la citation du nom d’une couleur, aussi approximative qu’elle soit, permettait de convenir avec le lecteur d’un accord tacite sur ce que tout le monde est censé voir. Ou d’éviter de voir si on y regardait de plus près. Mais la citation des noms des couleurs, fragmentaires comme les entrées d’un dictionnaire, occulte un changement d’attitude vis-à-vis de la couleur. David Batchelor signale avec justesse qu’avec l’irruption des couleurs industrielles, l’outil de référence des couleurs, et leur appréhension, a glissé du cercle chromatique à ce qu’il nomme « la carte des couleurs » [14]. Ces nuanciers, présentant sous forme d’échantillons rectangulaires plusieurs milliers de couleurs et utilisés aussi bien dans la décoration que dans le graphisme, traversent aussi depuis quelques décennies l’art contemporain, dans des œuvres telles que 1024 Farben de Gerhard Richter ou les récentes échelles de Stephen Dean. Parmi les conséquences de ce changement de modèle, qui reste à étudier, on peut déjà noter que les couleurs y perdent leur nom — et peut être y retrouvent-elles la notion du « coloris », mais un coloris contemporain, que le cercle chromatique avait exclu ? Le silence de la critique sur la couleur dans les œuvres contemporaines y trouve sans doute sa raison : les couleurs ont reconquis leur énergie, leur visibilité au détriment de leur lisibilité.

Antoine Perrot

Notes

[1Fernand Léger, « La couleur dans le monde », dans Fonctions de la peinture, Editions Denoël, Bibliothèque Médiations, Paris, 1965, p. 86.

[2ibid, p. 86.

[3Voir le très beau texte, « Traduire la couleur » de Leszek Brogowski, Art Présence, n°46, avril-juin 2003, pp.2-33.

[4Georges Roque, Art et science de la couleur, Chevreul et les peintres, de Delacroix à l’abstraction, Editions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1997, p. 186, note 1.

[5Je renvoie pour une première approche de ces questions à l’ouvrage collectif, La couleur importée – Ready made color, sous la direction de Claude Briand-Picard et Antoine Perrot, Editions Positions & MCA, 2002, ainsi qu’au texte déjà signalé de Leszek Brogowski.

[6Terme employé par Charles Baudelaire à propos des couleurs d’Horace Vernet, dans Georges Roque, op. cit., p. 183.

[7Léa Goldberg (1911-1970 - poétesse) disait d’un poème qu’il est un “énoncé compact”, cité dans le roman policier de Batya Gour, Meurtre à l’université, Fayard, Paris, 1994, p. 288.

[8Interview de Michel Leiris, Le Monde, 10 janvier 1975, cité par Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Editions du Seuil, Essais, Paris,1996, p.252, note 1.

[9cf. Willian Rubin, Frank Stella, 1970-1987, Editions du Centre Georges Pompidou, Paris, 1988

[10Texte publié dans le catalogue de l’exposition L’Art dans les chapelles, Pontivy, juin 2004

[11Bernard Berenson, Aesthetics and History, Londres, 1950, p. 76, cité par David Batchelor, La peur de la couleur, Editions Autrement, 2001, p. 32.

[12Léo Delarue, Propos recueillis par Joël Koskas, Nouveaux Regards, n° : 23, 2004.

[13Nicolas Bancel et Olivier Sirost, « Le corps de l’Autre : une nouvelle économie du regard », dans Zoos humains, de la vénus hottentote aux reality shows, ouvrage collectif sous la direction de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Editions de la Découverte, Paris, 2002, p. 397.

[14David Batchelor, La peur de la couleur, Editions Autrement, Paris, 2001, pp. 113 et suivantes.

Accueilécrits / writingsCouleurs à dessein - Color energy : « Il va falloir s’en arranger (...)