Antoine Perrot — Vibrations heureuses des couleurs anonymes

Pierre Zaoui

publié le 21/08/2011

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Texte de Pierre Zaoui, publié à l’occasion de l’exposition personnelle, Peintures Porte-bonheur, à la galerie Lahumière, Paris, avril 2011.

"Si le monde n’était qu’une tarte tatin
Et toute la mer d’encre noire
Et tous les arbres de fromage et de pain,
Que trouverions-nous à boire ?"

Lewis Carroll, Logique sans peine

Si la peinture consiste à appliquer une ou des couleurs sur une surface, Antoine Perrot fait de la peinture. Aux frontières de la sculpture ou des « objets spécifiques » d’un Donald Judd quand les couleurs font déjà partie de la surface qui elle-même s’étend parfois dans les trois dimensions, mais d’abord de la peinture. À quoi bon pourtant des peintres aujourd’hui ? On connaît l’effroi de Paul Delaroche en 1839 face l’invention de la photographie : « À partir d’aujourd’hui, la peinture est morte ». Mais si la peinture c’est la couleur et non le dessin (et Antoine Perrot ne dessine pas, ou très peu, même s’il fabrique aussi ce qu’il appelle des « Dessins »), la vraie mort de la peinture ne viendrait-elle pas plutôt du développement des gammes de centaines, de milliers, de millions de couleurs des ordinateurs et des peintures industrielles ?

À moins de partir justement de ces couleurs toutes faites, couleurs ready made, qui badigeonnent notre quotidien pour le meilleur et pour le pire. C’est en tout cas le pari d’Antoine Perrot — si peindre c’est encore « apprendre à voir » comme disait Paul Klee, et si la peinture peut encore nous parler du monde d’aujourd’hui, nous aider à le découvrir, à l’habiter, à le réfléchir, tantôt à s’en émouvoir, tantôt à en rire, il faut qu’elle parte des couleurs bariolées, fades, criardes, ou magnifiques qui recouvrent notre monde industriel et consumériste d’objets quelconques et peinturlurent les bazars populaires. Qu’elle isole les matériaux qui les portent — rideaux portières, éponges de ménage, rubans adhésifs, gommettes… Qu’elle les coupe de leur ordre utilitaire ou publicitaire — répartition aléatoire ou par grille arbitraire qui se détraque au fur et à mesure qu’elle se répète, recouvrement imparfait de tracts publicitaires, compression en des peintures portables mais à la fonction indéfinie. Et qu’elle les coupe tout autant de toute espérance impossible en une nouvelle authenticité chromatique : ne jamais sortir des couleurs populaires (très peu de noir et de gris sinon ceux des adhésifs vénilia ou des sacs poubelles, très peu de blanc, sinon celui des tracts publicitaires ou du néon d’Exil), et toujours préserver le « petit détail qui fait faux », la coupe mal taillée, l’épinglage ou la colle qui se voit. Qu’elle réinvente avec elle tout un nouveau chromatisme qui procède moins par altération et fusion des couleurs que par vibrations de leur répétition stochastique (en termes musicaux, on dirait : davantage Xénakis que Schönberg). Ou au contraire qu’elle les expose dans leur nudité, splendide et pathétique, tel le néon d’Exil traînant par terre au milieu de cordages bicolores, ou tels les sacs poubelle de ses Dessins. Enfin qu’elle les déporte dans une autre histoire que la leur, celle de l’art contemporain, c’est-à-dire, en un sens, l’histoire de la perpétuelle reprise, indissociablement ironique et admirative, de ses deux gestes inauguraux, ceux de Duchamp et de Malevitch. Sous forme de citation directe tels ces deux parodiques hommages à l’Hommage au carré de Josef Albers. Ou sous forme de références plus souterraines aux peintres d’après l’expressionisme abstrait : les collages de Motherwell, les compositions géométriques de colorfields de Helmut Federle, les bandes de Sean Scully… Mais l’enjeu n’est pas dans la citation gratuite, plutôt de pousser jusqu’au bout ce mouvement de débordement de la peinture par elle-même pour la retrouver dans les couleurs les plus triviales. Les plus communs de nos bouts de ficelle sont aussi des bandes expressionnistes. Mettre en quelque sorte l’humour rusé de Duchamp au cœur du suprématisme malevitchien.

Egalitarisme chromatique radical

Rehausser les couleurs industrielles au rang et à la dignité des couleurs picturales est toutefois un pari risqué. D’un côté, en effet, il y a le risque de prétendre « transfigurer le banal », pour reprendre la formule ambiguë d’Arthur Danto, mi-cynique, mi-mystique, c’est-à-dire le risque de rejouer une fois de plus au jeu un peu vain de la pierre philosophale artistique capable de transformer le plomb en or, un urinoir en splendide courbe blanche émaillée, et les gommettes en un tachisme réinventé au plus grand bénéfice du marché universel du recyclage. De l’autre, le risque de dénoncer ou de mépriser cette fadeur ou cette bigarrure trop éclatante des couleurs ordinaires de la publicité et des marchandises bon marché, sombrant ainsi dans une esthétique de la laideur et de la provocation qui ne se déploie jamais qu’au seul bénéfice du narcissisme de l’artiste et de ses laudateurs. Or la peinture d’Antoine Perrot échappe magnifiquement à ce Charybde et Scylla de l’art contemporain par un parti-pris tenu de bout en bout et qu’on pourrait nommer : l’égalité chromatique radicale. Ou, si l’on préfère, la démocratie des couleurs.

Jacques Rancière définit en effet la démocratie comme « l’égalité de n’importe qui avec qui », sans fausse sublimation prétendant transformer le commun en merveilleux, et sans mépris (« le mal intellectuel premier »). Or, c’est exactement ce que semble faire Antoine Perrot : soutenir l’égalité de n’importe quelle couleur avec n’importe quelle couleur, et faire porter exclusivement l’acte de peindre dans une nouvelle manière de reconfigurer le « partage du sensible », c’est-à-dire la répartition du visible et du dicible dans le champ chromatique : orange des années 1970, jaune vif des travailleurs de la route, vert passé, noir plastique… Il nous aide ainsi à réapprendre à voir non seulement les couleurs que l’on ne voit pas et que l’on ne veut pas voir, mais, et avec une tendresse infinie, les êtres qu’on cache ou qui se cachent derrière — les rideaux portières de sa grand-mère, les éponges du personnel de service, les gommettes de son enfance… Donc nulle transfiguration marketing ici des couleurs de la consommation de masse, mais nulle provocation, ni transgression non plus, car ces couleurs sont aussi bien les couleurs de la vie commune et de « l’homme du commun à l’ouvrage », pour reprendre la belle formule de Dubuffet.

Tenir jusqu’au bout un tel parti-pris n’est toutefois pas aisé. Il y faut au moins un double geste.

D’abord un travail modeste et patient. Préjugé absurde qui voudrait que les couleurs ordinaires se donnent d’emblée à voir, tandis que les couleurs profondes d’un Yves Klein ou d’un Pierre Soulages exigeraient d’être longuement ruminées. Ainsi de ses séries de Encore une peinture ou de Peintures à vivre : quel labeur d’épingler une à une ces bandelettes de rideaux portières ! quelle patience pour enfiler une à une ces ficelles dans les rigoles du polycarbonate ! Mais seul un tel travail, dans sa patience anonyme, peut assurer l’égalité des couleurs — sous l’effet d’une virtuosité ou d’un goût subjectif, celle-ci éclaterait à nouveau en échelles hiérarchiques, au moins subjectives. Au prix de la disparition ou au moins de l’anonymisation du peintre derrière sa peinture : la démocratie des couleurs n’est pas une métaphore aux mains d’une toute-puissance artistique.

Second geste : si toutes les couleurs se valent a priori, ce qui va permettre de les distinguer n’est ni leur « valeur cultuelle », ni leur « valeur d’exposition », pour reprendre la distinction benjaminienne, mais bien plus communément leur seule « valeur d’usage ». Pictures you can use. D’où plus encore ces merveilleuses « Peintures porte-bonheur » faites moins pour être vénérées ou montrées que pour être portées, déplacées, retournées, reconfigurant ainsi à chaque nouvelle station l’harmonie toujours problématique des couleurs de la pièce (ou de la rue). User donc de l’inutile des peintures porte-bonheur non pour embellir, ni dissimuler les couleurs environnantes, mais au contraire communiquer sans cesse avec elles et à la même hauteur — celle de la vie quotidienne.

Porter bonheur

User de l’inutile c’est une définition possible du jeu. Et c’est en ce sens sans doute que ces « peintures porte-bonheur » peuvent donner leur titre à l’ensemble de l’exposition. Car tout est jeu, drôlerie, parodie non acide et toujours tendre, construction loufoque, dadaïsme léger, délesté de sa fièvre avant-gardiste, chez Antoine Perrot. Si l’artiste tend donc à disparaître derrière le jeu propre et aléatoire de ces couleurs toutes faites, c’est un peu à la manière du chat du Cheshire chez Lewis Carroll : le sourire évanescent d’Antoine Perrot flotte encore dans l’air ambiant et coloré de chaque œuvre, comme entre chaque titre et sa traduction anglaise toujours décalée. Et si ces peintures-objets sont davantage des appels à l’usage in vivo, plutôt qu’à la représentation in situ, c’est moins à la manière des usages réfléchis et réglés des joueurs frénétiques, qu’à la manière des jeux comiques et impossibles du même Lewis Caroll, dépourvus de sens et de règles d’usage mais non d’usages et d’enthousiasme : croquet de la reine ou chasse au Snark. La démocratie des couleurs est encore une vaste et loufoque comédie humaine.

En ce sens, cette idée formidable de « peinture porte-bonheur » ramène sans doute tout l’art contemporain à sa véritable modestie : ni transformer le monde, ni changer la vie, ni même « promettre le bonheur » suivant la définition stendhalienne de la beauté, mais peut-être, parfois, porter bonheur, dans le hasard d’une rencontre égalisant joyeusement stochastique artiste et superstition populaire, pour une fois envisagée avec affection. Car le charme effectif de ces peintures d’Antoine Perrot est bien que, sans promesse ni trompette, elles parviennent parfois à nous rendre heureux, à nouveau enfant rieur, car pour un instant délesté de l’alternative écrasante, mortifère, d’avoir à chaque instant soit à transfigurer le monde, soit à le mépriser.

Post-scriptum

Texte publié dans Semaine 15.11, n° 267, Éditions Analogues, avril 2011.

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