Muralnomade - À propos de quelques dessins

publié le 03/03/1995

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Texte écrit à l’occasion de la réalisation du premier Muralnomade (papiers de cigarettes, 250 x 420 cm) à la Galerie Attia Bousbaa, Paris, en novembre 1995.

Je ne sais comment le papier de cigarettes a su se glisser, sans que j’y porte attention, de l’usage quotidien, tactile, adroit mail banal à une démonstration visuelle, que j’appelle dessin. Une jubilation constructive participe sans doute à l’enroulement répété autour du tabac. Sans effort, un regard averti pourrait décrire les qualités physiques de ces cylindres blancs. Un autre cernerait l’obscur désir qui préside à ce jeu compulsif ou la patience qu’engendre cette nécessaire dépendance : une grille impalpable offerte au regard ; une figure de vanité ; un geste éphémère mais incessant.

N’était-ce pas déjà l’expérience ignorée de la ligne dévorante, immédiate et ininterrompue ?
Le dessin en quelque sorte. Le geste du fumeur retrouvait son origine. Le geste quotidien, discret, indéfiniment recommencé, du dessinateur se dédoublait. Le papier de cigarettes devenait un des instruments des dessins au trait qui avaient précédé.

Le dessin, un exercice : l’application répétée de fragments de lignes ou d’une ligne tourbillonnante était, je croyais, l’unique exercice (prendre une plume chargée d’encre et la laisser courir sur le papier). J’y exerçais une dextérité manuelle nouvelle et, simultanément, j’épuisais mon savoir-faire. Chaque nouvelle tentative remettait en cause l’autorité du dessin et son penchant à la narration – soit ma propre propension à l’autorité et sa démonstration du talent. Toute représentation s’évanouissait dans cette activité célibataire. J’avais découvert la simplicité d’une règle : le balbutiement incessant d’une ligne devient la traversée d’une expérience.

La ligne noire, s’enroulant sur elle-même, est le principe initial de cette règle. Virevoltant, repris et encore repris de dessin en dessin, ce tracé presqu’automatique sature l’espace de la feuille. Autour de cet entêtement s’organisent les autres qualités de l’expérience : le temps de réalisation, long et silencieux de chaque dessin, ouvre une présence et une patience nouvelles. La répétition du geste, qui est, en premier, objet de maîtrise, devient oubli pour enfin assurer une disponibilité qui gomme le dessinateur. Chaque circonvolution de la ligne, le geste lui-même et son inscription dans le même temps, rythment le va-et-vient constant entre réflexion et expression : le dessin se métamorphose en un murmure, un frémissement.

La pauvreté même des moyens mis en jeu assure à ces surfaces planes plus ou moins grises une évidence : la recherche attentive d’une équivalence entre le noir du trait et le blanc du papier, afin qu’aucun des deux ne se développe comme une figure dressée sur un fon, l’absence de composition, l’usage d’un geste quotidien, quelconque, peut-être dérisoire, projettent ces gribouillages infinis dans un « presque rien », entre l’achèvement impossible et l’irrésistible recommencement.

Par le jeu d’un hasard, préparé sans doute par le questionnement de cette évidence, je découvris dans le papier de cigarettes une disponibilité et une complicité identiques. Offrant les mêmes qualités plastiques, il proposait un deuxième exercice.

Sa quotidienneté et sa fragilité s’allient au geste répétitif et spontané qui est déjà celui du fumeur. Collé directement au mur, il préserve son caractère éphémère. Il se trouve importé dans une fonction plastique, comme si, par translation, sa bande gommée, devenue attache au mur, gomme son usage habituel. Il déploie ainsi, feuille après feuille, un espace réel là où les dessins au trait ne disent que la présence d’une surface.

Le papier devient ligne, invente un espace, suggère des surfaces de couleurs. Sa transparence nébuleuse décline une gamme de blancs qui se troublent au moindre souffle, trouble accentué par la difficulté d’attribuer la densité de la couleur à un plan précis. Il compose une architecture de lumière. Blanc sur le blanc du mur, il dématérialise ce dernier : le papier de cigarettes se découvre insaisissable et volatile.

Il échappe à la sphère du non-regard, mais conserve sa proximité banale et affective. Jouant de ces contiguïtés d’emplois et de qualités, il répète inlassablement, avec le geste qui le convertit en dessin, le doute qui s’invite dans toute activité familière soumise au regard et le propose comme un parcours à travers une expérience.

Novembre 95.

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