Efficacités de la peinture

Éric de Chassey

publié le 01/04/2007

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Le texte suivant a été écrit par Éric de Chassey à l’occasion de l’exposition, Parcours, à l’H du Siège (Valenciennes). Avec l’accord de son auteur, j’ai introduit quelques notes qui viennent comme un ressac redessiner quelques contours. Ces notes sont insérées directement dans le texte. A.P.

Il est un élément en particulier dont les reproductions des œuvres d’Antoine Perrot ne permettent que rarement de rendre compte : le chant des tableaux, leur tranche, est presque aussi important que la surface rectangulaire qu’ils présentent (je dis "presque" puisque, précisément, l’artiste accepte qu’il ne soit pas reproduit). On s’est bien habitué, depuis les tableaux noirs de Frank Stella au moins, à prendre en compte le caractère d’objet du tableau, à accepter qu’il ne soit pas forcément moins un « objet spécifique » qu’une chose autour de laquelle on peut tourner (ce qui reste une sculpture, malgré les essais des minimalistes pour se débarrasser de cette catégorie). Mais la logique qui guide le traitement des chants par Antoine Perrot est d’un autre ordre. Elle n’est en rien déductive (à la manière dont chez Stella la largeur des bandes sur la surface déterminait celle du chant), elle peut même à l’occasion basculer une règle appliquée sur le reste de la surface, de telle sorte qu’un motif horizontal devient vertical (notamment dans la série des Peintures dont vous avez besoin / Pictures you can use). Ce qu’elle désigne en fait, d’une manière implicite, c’est d’une part qu’il ne saurait s’agir ici uniquement de se confronter à une image et d’autre part qu’il y a une trivialité du faire qui redouble la trivialité des matériaux choisis, qui y insiste comme une déclaration proprement politique.

“Presque“. Oui, presque, car la question du chant, si elle intervient dans la fabrique, ne se pose que par rapport à “l’objet“ qui se construit ou au spectateur. L’objet qui se construit, le tableau, le relief, la sculpture — ou pour rejoindre la trivialité du faire et des matériaux, ne faudrait-il pas les désigner avec cette trivialité, dont beaucoup d’artistes usent pour désigner leurs travaux, ces “trucs“, qui énoncent aussi bien une modestie dont on peut douter, qu’une absence étonnante du renouvellement du vocabulaire des arts visuels — cet objet-là donc est déterminé par les matériaux utilisés. Et le chant varie joyeusement pour chaque objet selon la disponibilité des matériaux à créer leur propre espace par leur forme et par leur couleur. La question du chant se dissout donc dans une panoplie de solutions, qui ne ressortent plus de la question de faire formellement « un tableau » ou non. Ou pour tenter de l’énoncer autrement : c’est la recherche de l’adéquation entre une nécessité et un vol ; nécessité de ce chant qui est déterminé par les matériaux et non pas par une décision univoque et fixe de l’artiste, et vol de l’espace du regardeur. Surgir dans l’espace du spectateur, ou brouiller son regard, c’est aussi bien attirer son attention sur le caractère d’objet de ce qui est présent, que l’inviter à ne pas adopter une attitude lente et statique devant cet objet. Il ne s’agit plus là de tableau, mais d’un “objet-là“ à insérer dans la vie quotidienne, d’un “objet-là“ que le regard croise et recroise avec la même fréquence qu’un regard sur un autre objet de la vie quotidienne : peut-être aussi une trivialité du regard. A .P.

Que l’œuvre d’Antoine Perrot ne soit pas une question d’image, voilà qui le distingue d’une grande partie de ses contemporains qui revendiquent comme lui leur inscription dans l’héritage de la tradition de l’abstraction en peinture. Non pas qu’il prête à penser que l’image est condamnable en soi ; ce serait là sans aucun doute une régression à des logiques strictement formalistes qui se sont fermées en même temps que les années 1960. Nous savons désormais que, dans le monde de la reproductibilité et de la communication généralisées qui est de façon exponentielle le nôtre, toute forme est image, que notre mémoire est trop pleine des millions d’images qui circulent, y compris de celles qui renvoient aux artistes du passé, pour qu’il ne soit pas vain de vouloir y échapper. Simplement, le devenir image de l’abstraction est une question qu’Antoine Perrot a choisi de laisser de côté, puisque aussi bien elle a déjà été réglée par d’autres.

Je ne sais pas ce que désigne le terme d’image : je n’y vois qu’un acquiescement au consensus généralisé qui veut que toute production visuelle, et principalement celle qui n’a aucune mémoire, soit le nec plus ultra de notre post-modernité. Ce qui me ferait plutôt douter que le devenir image de l’abstraction soit une question réglée. Il est plutôt indéfiniment réitéré afin d’évacuer les questions que pose toujours l’abstraction. A .P.

On pourra toujours trouver des parallèles et des retours dans les motifs que forment les matériaux dans chaque série : ils sont nombreux et assumés, renvoient en outre généralement plus à une histoire générique (qui combinerait l’héritage de l’abstraction géométrique avec celui des abstractions trouvées, d’Ellsworth Kelly à Support(s)-Surface(s), pour simplifier), qu’à telle ou telle œuvre en particulier. Il importe bien plutôt que le caractère d’objet des tableaux, des reliefs et des sculptures invite à une saisie concrète de leurs qualités. Il ne s’agit pas de s’abîmer dans une contemplation où l’image tend à se désincarner, à s’abstraire ; il ne s’agit pas non plus de jouer une sorte de jeu des références plus ou moins cachées qui bâtiraient le sens du tableau à travers sa capacité de citation. Il s’agit bien de se confronter à un objet coloré, dans sa matérialité et sa spécificité concrète (et c’est là l’une des raisons qui permettent sans doute de légitimer l’inscription de ce travail dans la tradition de l’art concret, quoique une tradition profondément renouvelée).

Il y a dans la trivialité du faire (le geste simple et répétitif dont il est fait écho plus loin) et des matériaux, une autre tradition qui croise aussi bien celle de l’art concret qu’une histoire générique de l’abstraction : ce serait celle de l’art brut. Au moins dans trois de ces occurrences : la simplicité revendiquée du processus de création, qui vient dénier le savoir-faire artistique ; la dépendance du résultat au choix des matériaux ; la saturation de l’espace par la répétition. Ces trois choix se retrouvent dans d’autres traditions ou dans le travail d’autres artistes, mais il n’en reste pas moins que c’est une revendication la plupart du temps oubliée. Elle s’oppose justement à cette tendance technicisante et souvent monumentale des abstractions actuelles – et c’est peut-être là aussi qu’elle échappe à l’image.
On peut sans doute comprendre qu’on n’y fasse si peu référence : elle induit la déconstruction de la figure de l’artiste. Elle viendrait rappeler que si les artistes ont fait table rase de tous les dogmes artistiques, c’est toujours en tant qu’artiste et sans jamais remettre en cause leur propre position. Il faut donc y voir une trivialité assumée de la position de l’artiste. A .P.

Ce caractère concret, le choix des matériaux y insiste, en associant à des qualités visuelles indéniables, généralement chromatiques, des propriétés non-visuelles suggérées par les matériaux : lissé du skaï ou des placages de bois, tactilité rugueuse du carton ou des éponges à récurer, épaisseur absorbante des joints colorés, vitesse de circulation des pailles à liquide, ductilité des ficelles, tension des drisses et des câbles, etc. Ces suggestions sont d’ailleurs d’autant plus fortes que l’utilisation des matériaux ne déguise jamais leur fonction utilitaire commune, qui reste toujours perceptible comme une expérience partagée entre l’artiste et les spectateurs. Si les matériaux ne sont pas plus ready-made que ceux de la peinture traditionnelle qu’Antoine Perrot refuse depuis une quinzaine d’années – peinture sortie du tube, toile blanche ou grisée tendue sur un châssis – ils ont pour particularité de ne pas avoir encore été intégrés sans heurt dans la tradition artistique, de renvoyer toujours à leur usage dans le monde qui n’est pas celui de l’art (ce que d’aucuns appelleraient trop vite « la vraie vie »). Intégrés à une œuvre d’art par un artiste pour être perçus d’un point de vue esthétique, ils continuent de renvoyer à ce que nous n’avons pas l’habitude de considérer esthétiquement.

Ce faisant, ils relancent, dans la peinture qu’ils construisent paradoxalement, la possibilité d’une adresse au spectateur qui ne le sépare pas du monde quotidien des usages et des plaisirs esthétiques non conscients. Antoine Perrot a insisté dans de nombreux textes sur le fait que la couleur « importée » qu’il utilise est de celles que l’on trouve de mauvais goût dans une œuvre d’art alors qu’on les valorise lorsqu’elles sont employées en décoration d’intérieur ou en embellissement d’ustensiles de la vie quotidienne (notamment de cuisine). Plus précisément, il a montré que les attentes des regardeurs variaient en fonction de leur capital social et culturel, que « l’histoire des couleurs […] est aussi une histoire de la lutte des classes ». Mais il ne s’agit nullement pour lui d’opérer une sublimation artistique en élevant ce qui relèverait du populaire, du registre mineur, à une forme de déclaration majeure et solennelle (comme le faisaient les musiciens romantiques construisant leurs thèmes sur des airs folkloriques). Le mouvement est double. D’une part – et c’est un autre aspect de la tradition qui est ici retrouvé, selon une logique qui est exactement l’inverse du « principe d’indifférence » dont se réclamait Marcel Duchamp à propos de ses ready-mades – il conduit le spectateur qui a pu apprécier ses œuvres à prêter attention à tous ces éléments de son environnement qui ne suscitaient chez lui qu’indifférence : et soudain les étalages de chiffons aux couleurs vives et désaccordées vous arrêtent. D’autre part la peinture ne se trouve plus hiérarchiquement séparée du quotidien, elle s’en enrichit dans le mouvement même où elle l’enrichit. C’est pourquoi aussi le geste qui construit le tableau, le relief ou la sculpture, est toujours d’une très grande simplicité, opérant principalement par répétition patiente (et le nombre d’heures souvent très important nécessaire à la réalisation d’une pièce manifeste également le désir de ne pas se séparer du registre le plus artisanal), ou bien par un hasard organisé (dans les « dessins » qui emprisonnent des restes sur ou sous une plaque de Priplak translucide).

La supposée indifférence de Marcel Duchamp dans le choix des objets de ses ready-mades n’est qu’une posture théorique : ne serait-ce que l’inversion de la position de l’urinoir dans sa présentation vient contredire ce principe. Le rendez-vous (pour prendre une autre expression de Duchamp) avec les matériaux colorés ne se produit que lorsqu’on a inscrit une disponibilité attentive et intuitive aux sollicitations du regard. Pour que les matériaux surgissent au regard, et principalement grâce à la couleur, il faut que le regard soit d’abord informé de la possibilité de ce surgissement : ce que Daniel Soutif appelle joliment, « l’atelier des “voirs“ » à propos du processus de création de Bertrand Lavier.
C’est effectivement dans la logique de la relation avec les œuvres qu’il y a inversion d’un autre principe du ready-made de Duchamp : interroger le quotidien, s’approprier les formes et les couleurs qui le construisent ne peut avoir pour but de les isoler dans le champ clos du monde de l’art. Comment parler et faire parler ces matériaux communs pour qu’ils parlent de ce qui est, de ce dont nous nous entourons pour être, de nous-mêmes enfin ?
Il faudrait ici, pour compléter l’idée du désinvestissement de la figure de l’artiste, examiner comment l’usage et les dispositifs choisis autour de ces biens ordinaires déshabillent la revendication du « je » de l’artiste au profit d’un « nous ». D’un nous au regard de ces couleurs et de ces formes que nous choisissons ou qu’on nous impose ; d’un nous à la lecture de ce que raconte notre quotidien – cette fabrique insensée de biens aux destinations sociales codées ; d’un nous à la mesure des enjeux occultés de ce qui va tellement de soi. A .P.

Il y a là une sorte d’oscillation constitutive entre plusieurs registres, qui empêchent les œuvres de se conformer à un horizon d’attente prédéterminé, de se refermer sur une seule signification ou une seule appréhension. Oscillations et décalages sont d’ailleurs révélés par les versions volontairement discrépantes que l’artiste donne de ses titres et de ses concepts, entre l’anglais et le français : la peinture efficace en français (ça gratte) devient une effective picture, une image effective (c’est malgré tout une œuvre d’art, mais son efficacité ne réside plus que dans cette élévation au registre de l’art) ; la peinture à vivre (celle qui permet de mener sa vie dans sa proximité) est en anglais picture you can live, la peinture que l’on peut vivre (celle qui vous incite à y participer, comme un livre dont vous êtes le héros) ; la peinture dont vous avez besoin est une picture you can use, un tableau que l’on peut utiliser… Si Antoine Perrot peut revendiquer une peinture efficace après et en dehors des modes qui ont permis à l’art américain de triompher (par une efficacité strictement formelle), c’est justement dans ces ouvertures et ces décalages.

Éric de Chassey

Publié dans Semaine, 15 07, n° 130, Analogues, avril 2007.

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