Le partage du regard

La guitare, le pétale de rose et le camembert

publié le 05/10/2006

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Contribution au colloque « Couleur de la morale, morale de la couleur », Université de Franche-Comté, septembre 2005

La position, que j’adopterai ici, paraîtra sans doute comme un présupposé péremptoire. Mais elle prend naissance au croisement de mon regard sur des œuvres contemporaines, de ma pratique artistique et de quelques recherches que j’ai faites pour infirmer ou confirmer ce qu’intuitivement mon regard affirmait. Il faudrait certainement affermir minutieusement ce point de départ, qui pourrait à lui seul faire l’objet d’une communication, le discuter pas à pas, relever un certain nombre d’indices qui jalonnent l’histoire de la peinture du XXème siècle.

Ce présupposé est le suivant : l’emploi des couleurs destinées à un usage artistique, principalement sous forme de peinture à l’huile ou d’acrylique, a enfermé lentement l’artiste dans un ressassement narcissique qui le désigne comme « peintre » et ne convoque plus que son effort à s’intégrer dans l’histoire de la peinture. On pourrait résumer l’effet de cet usage par une simple affirmation : ceci est une peinture ! Une peinture qui n’exerce plus de retour sur le monde ou qui ne convoque plus ce que j’appellerai « le partage du regard ».

Quelques paroles d’artistes peuvent illustrer cette affirmation brutale. S’interrogeant sur les médiums traditionnels de la peinture, Jean Fautrier, par exemple, y discerne une impasse et, quelques années plus tard, Robert Malaval exprime une lassitude. L’un et l’autre réfutent cet usage des matériaux traditionnels, car ils y perçoivent un divorce avec le monde contemporain : l’emploi d’outils usés qui condamnent la peinture à un monologue inaudible.

« De toute manière, écrit Jean Fautrier, aussi longtemps que le peintre se limitera exclusivement à une technique rassie, usée par quatre siècles - la peinture à l’huile - il sera conduit à une œuvre précieuse dont la magie a cessé de nous trouver - l’œuvre unique - avec tout ce qu’elle comporte déjà, pour nous, de dégoût dans sa touche sacrée et éphémère ; œuvre qui, par sa rareté, vient en contre-sens de la poussée d’une civilisation qui fabrique ; par sa rareté, conduit à cette sorte de démonstration historique – le musée - où elle s’expose dans un vide. » [1]

Si l’on exclut l’insistance de Fautrier sur la rareté de l’œuvre [2], on retrouve dans cette citation le débat classique, ou, faudrait-il dire, le combat entre art et décoration, qui préoccupe un grand nombre d’artistes pendant une majeure partie du XXème siècle. Mais Fautrier l’évoque dans un renversement : ce qui est condamné n’est pas « une civilisation qui fabrique », mais une « technique rassie, la peinture à l’huile », « la touche sacrée et éphémère », et finalement l’œuvre qui ne conduit à plus aucun partage du regard, puisqu’elle n’est que « démonstration historique » et « s’expose dans un vide ».

Malaval, dont certaines œuvres sont à nouveau montrées aujourd’hui, prend appui sur l’emploi d’un nouveau matériau, les paillettes, pour marquer le changement de ton, de sonorité et sans doute d’ampleur du son : « Quand j’ai commencé à utiliser les paillettes, c’était par lassitude pour le matériau traditionnel. C’était comme la guitare électrique par rapport à la guitare sèche. » [3] La sonorité débordante de la guitare électrique de Malaval s’opposerait-elle au regard confidentiel que suggère la guitare sèche de la peinture classique ? La métaphore inscrit surtout la peinture de Malaval dans une volonté d’entretenir un dialogue avec son environnement et son temps.

Cette proclamation de l’impasse, à laquelle conduit l’emploi des médiums traditionnels, vient en écho d’un long débat. Elle transforme peut-être la crainte des artistes d’être débordés par la visibilité des accessoires décoratifs et publicitaires et leur force de persuasion en simple constat : les moyens traditionnels de la peinture ne sont plus adaptés pour capter, ouvrir et faire résonner un regard. Dès les années 30, Fernand Léger fait le même constat : « La couleur prend position. Elle va dominer la vie courante. Il va falloir s’en arranger. […] Où allons-nous ? On va tout simplement à une évolution rapide d’une vie plastique extérieure, qui va se développer logiquement jusqu’à épuisement des moyens. » [4]

La « vie plastique extérieure », c’est l’envahissement de l’espace urbain par la couleur de la publicité, les affiches de cinéma, les néons : « Une débauche sans précédent, un désordre coloré fait éclater les murs » [5], écrit Fernand Léger. Elle s’oppose pour lui à la couleur ordonnée, à un « ordre plastique ordonné » qu’il faudrait mettre en œuvre dans l’espace urbain. Mais on peut aussi y voir plus qu’une opposition : la couleur non seulement n’obéit plus aux règles de l’harmonie picturale, mais elle se soustrait aux mains des artistes. Quelques décennies plus tard, comme l’annonce Malaval, ce ne seront plus les mêmes couleurs. La couleur, qui « va dominer la vie courante », institue une véritable rupture entre les couleurs de la peinture et celles de la rue, des objets, de ce qui nous environne.

Comme s’il y avait deux mondes séparés de la couleur, deux mondes en concurrence même : l’un désignant l’espace de l’art, l’autre désignant la vie quotidienne. L’un désignant des couleurs artistiques dénommées, ordonnées par un auteur et dont l’usage et les charges symboliques formeraient, croit-on, un langage universel ; l’autre désignant des couleurs qu’on pourrait dire sans nom, sans statut et sans auteur, mais omniprésentes et envahissantes. L’un désignant, selon le leitmotiv artistique de la modernité, la couleur seule, sans forme, sans support, dont un artiste, François Perrodin, reprenait dans un article récent le credo : « La couleur n’est pas une sensation qui relève de la tactilité, de l’odorat, ou du goût : elle est purement visuelle, et c’est peut-être ce “purement” qui explique son “succès” comme constituant majeur de la modernité picturale. » [6] ; l’autre, par opposition, relevant de la rudesse et de la grossièreté de la rue, ou pour reprendre l’expression de Francis Ponge parlant de la peinture de Fautrier : « Cela tient du pétale de rose et de la tartine de camembert » [7]. L’une, la couleur artistique, ne relevant dans sa virginité toujours présente que de la noblesse de la lumière ; l’autre avec son odeur, sa tactilité, son goût, relevant de cette matière qui nous condamne à l’ordinaire, au banal, à l’expérience commune. Et l’on sait bien comment cette distinction entre couleur lumière et couleur matière depuis le Moyen-Âge anoblit ou déclassifie la couleur. La volte-face de Clement Greenberg, à propos des premières œuvres de Jackson Pollock réalisées avec de la peinture métallique, est à cet égard significative : critiquant en premier ces peintures pour n’y voir qu’une matière industrielle et vulgaire, Clement Greenberg les approuve dans un deuxième temps lorsque, tentant ces « parallèles byzantins », il attribue aux toiles de Pollock les mêmes effets de rayonnement que ceux des mosaïques byzantines, c’est-à-dire lorsqu’il les dématérialise. [8]

La couleur de la rue prend donc position, pour reprendre le mot de Léger. Mais qu’advient-il quand cette position, d’où surgissent des couleurs fleurant le sucre glace et le camembert, ou célébrant la douceur et la violence désirantes des corps, envahit les nobles espaces dédiés à l’art ? Quand la guitare électrique chasse de la scène picturale la guitare sèche ? Quand la couleur sans nom, sans statut, sans auteur entre non pas par effraction comme cela a été le cas dans nombre d’œuvres de la première moitié du XXème siècle, par exemple dans les premiers collages cubistes ou les œuvres « dada », mais comme la couleur pleine et entière des œuvres ?

Pour analyser ce renversement, il serait nécessaire de convoquer un certain nombre d’œuvres qui toutes partagent et se constituent autour d’un processus clairement identifiable, que j’ai appelé « la couleur importée » ou « ready-made color » [9] : l’appropriation de matériaux colorés, principalement des peintures et des matériaux industriels ou de grande consommation. Apparu de manière incidente ou plus affirmée dans les œuvres des années 60-70 d’artistes très différents tels que Frank Stella, Donald Judd, ou encore Pierre Buraglio et Gérard Deschamps, ce processus s’est généralisé et se retrouve dans les travaux de nombreux artistes à partir de la fin des années 80 — pour n’en citer que quelques-uns : Armleder, David Batchelor, Erwan Ballan, Claude Briand Picard, Diana Cooper, Stephen Dean, Jim Lambie, Pascal Pinaud, Régine Shumann, Charles Spurrier, Birgit Werres, Peter Wüthrich, Beat Zoderer…

A.Perrot, Effective Picture n°5
Peinture efficace n°5, fer galvanisé, tampons abrasifs. Col.particulière, Allemagne

Etrangement et peut-être à cause de la diversité des œuvres, cette substitution des couleurs dédiées aux usages artistiques par des couleurs provenant de notre environnement industriel et commercial n’a pas été saisie et n’a pas donné lieu à une analyse. Elle détermine cependant un certain nombre de dénominateurs communs dans le processus de création et simultanément une résistance dans la réception des œuvres. L’un de ces dénominateurs communs est la revendication picturale que partagent ces artistes alors que leurs œuvres, respectant les contraintes des matériaux collectés, dénient la plupart du temps la bidimensionnalité de la peinture. Soit, ce sont des œuvres dont la tridimensionnalité rend leur statut équivoque entre peinture et sculpture [10] ; soit, elles renvoient à un espace au devant ou extérieur à l’œuvre, comme par exemple Clement Greenberg l’avait pressenti à propos des toiles de Pollock, tout en niant « cette illusion sculpturale » au nom d’une « contre-illusion » produite par les « pigments sombres et lumineux » (la peinture métallique) qui sauverait la bidimensionnalité du tableau. [11]

L’interprétation alambiquée de Clement Greenberg est là encore significative : elle illustre la résistance, encore courante aujourd’hui, à désigner comme « peinture » des œuvres, où les critères, profondément ancrés mais souvent implicites, d’une conception historique de la peinture sont absents ou plutôt inversés. Dématérialisation de la couche picturale et bidimensionnalité se conjuguent pour, dans un premier temps, occulter que la peinture a toujours été recouvrement d’une surface, puis pour y déceler, dans un deuxième temps, l’avènement de la couleur, détachée de tout support, forme et contiguïté avec son environnement, comme expression de la subjectivité de l’artiste. Même si « cette conception est si rebattue de nos jours qu’elle décourage la glose » comme l’écrit Jacques Aumont qui la condamne brutalement : « En un sens, tous les coloristes depuis un siècle refont Van Gogh, en un interminable et terriblement monotone défilé d’usages "projectifs" de la couleur. Cela manque tellement d’épine dorsale (conceptuellement, esthétiquement, éthiquement) qu’il n’y a rien à dire » [12], elle reste le point de repère d’un regard largement partagé sur la peinture et simultanément le point de résistance à l’appréhension des œuvres qui s’approprient les couleurs industrielles ou les matériaux colorés. Le reproche, que Catherine Millet adressait à Donald Judd dans les années 70 — c’est-à-dire qu’ « il confondait matériau et couleur » —, confirme cette difficulté à percevoir les changements induits lorsque la matière colorée dédaigne de s’évaporer au contact du regard. Lorsque sa présence ne peut plus être ignorée, Catherine Millet, toujours à propos des œuvres de Donald Judd, remarque justement, tout en le regrettant, que cet « usage projectif de la couleur » ne peut plus être le lieu convenu de l’échange des regards qui fonde la peinture. La confusion du matériau et de la couleur, dit-elle, entraîne « une rétention de l’investissement irrationnel dans la couleur par le détour d’une phénoménologie de la couleur et des matériaux. La couleur est considérée dans son rapport au matériau, à la forme, à l’espace, mais non au sujet, non à sa propre fonction symbolique dans la pensée de ce sujet » [13].

C. Briand-Picard, Sauts
plastique (cordes à sauter), métal, 200 x 200 x 70 cm.

L’import de matériaux colorés ou de couleurs industrielles fait ainsi apparaître une déliaison qui marque l’absence d’assujettissement de la couleur au « sujet » peintre. L’ensemble du processus classique de la peinture est abandonné : la couleur n’apparaît plus au cours d’un lent cheminement, elle n’est plus dépendante de la fabrique du peintre, elle ne prend plus naissance dans le geste de recouvrement d’une surface, elle ne porte plus le nom d’un tube de couleur, elle n’énonce plus son nom avant même d’être visible. Le peintre n’élabore plus la couleur, il ne la présente plus comme la trace de sa subjectivité, il use de matériaux et donc de couleurs déjà socialisées. Il n’est plus qu’un simple éditeur. Il devient éditeur dans la sphère de l’art des couleurs de la rue, de celles des voitures et des objets de consommation, des couleurs des objets et matériaux qu’il collecte dans les bazars de Belleville et de Barbès ou dans les grandes surfaces. Des couleurs qui appartiennent à une consommation populaire et dont l’usage est prescrit pour le monde du travail manuel, ou ceux du sport, des jouets et du loisir ; des couleurs dont, comme le dit Alfred Pacquement à propos des peintures à l’aluminium de Frank Stella, « l’application aux Beaux Arts surprend, alors qu’on les attendrait plutôt dans une décoration de mauvais goût » [14].

Déclassifiées, lorsqu’elles ne sont pas « invues » [15], ces couleurs ont justement le « mauvais goût » pour la plupart des textes critiques d’afficher une proximité avec une appréhension de la couleur comme code social. Sans doute restent-elles trop proches de leurs usages marchands et industriels. N’ayant pas acquis l’autonomie supposée des couleurs destinées aux activités artistiques, elles ont une trop grande propension à rappeler leurs origines prolétariennes. Vulgaires, agressives, dégoûtantes, répugnantes, imbéciles, artificielles, populaires [16], la liste des qualificatifs qui leur sont attribués dévoile la crainte que leur impureté fasse éclater « les modèles de l’harmonie colorée » [17] et comme le suggère Georges Roque à propos des « couleurs crues » attribuées aux peintures des Fauves, « l’harmonie chromatique n’est pas dissociable de l’harmonie sociale » [18]. D’ailleurs, si elles partagent avec les couleurs dites « crues » le fait d’échapper à l’élaboration par l’artiste, elles sont plus souvent désignées comme « vulgaires » [19]. Le passage du qualificatif « cru » à celui de « vulgaire » souligne sans doute une déliaison plus accentuée que la simple non-élaboration de la couleur par l’artiste : le fait que la couleur pure, directement sortie du tube, était une couleur uniquement dévolue aux « Beaux-Arts », masquait qu’elle était déjà une peinture industrielle. En fait, la destination de ces couleurs pures, conditionnées en tube, déterminait que le conflit avec l’harmonie colorée se déroulait encore dans le champ artistique. Par contre, quand elles sont qualifiées de « vulgaires », leur origine et leur usage industriels ne peuvent plus être niés. Elles agissent comme la greffe d’un corps étranger : elles installent les œuvres au cœur d’une situation indécidable entre appropriation et rejet, et bouleversent par les procédures et les contraintes nécessaires à leur présence les codes traditionnels de la peinture. Elles provoquent un abandon de l’opposition nature/culture par la disparition de la référence à la nature et un rabattement prosaïque semblables à ceux qu’identifie Roland Barthes à propos du plastique – d’autant plus que le plastique s’empare de la couleur et ouvre la confusion matériau-couleur : « Le plastique en rabat, c’est une substance ménagère. C’est la première matière magique qui consente au prosaïsme […] : pour la première fois, l’artifice vise au commun, non au rare. Et du même coup, la fonction ancestrale de la nature est modifiée : elle n’est plus l’Idée, la pure Substance à retrouver ou à imiter ; une matière artificielle, plus féconde que tous les gisements du monde, va la remplacer, commander l’invention même des formes. » [20]

Des couleurs artificielles qui visent au commun, voilà sans doute leur vulgarité. Perçues comme une matière artificielle, elles sont généralement aliénées aux matériaux qu’elles colorent, ou aux usages auxquels elles sont destinées. Et c’est dans cette fusion qu’elles participent, au même titre que les matériaux, à « l’invention même des formes ». Fortement ancrées et reconnaissables dans toute une gamme de matériaux et de produits de consommation, elles jouent le rôle d’« une adresse » au regard qui déclenche le processus de création. Elles imposent leur présence, ainsi que les contraintes liées aux matériaux auxquels elles sont associées, avant même que l’œuvre soit conçue. Elles ouvrent au sein d’une rencontre hasardeuse — le « rendez-vous » pour reprendre un terme de Duchamp — « l’atelier des “voirs” », selon la belle expression de Daniel Soutif à propos de Bertrand Lavier. Ce moment où le regard de l’artiste rencontre, au cours de son arpentage du monde, l’objet ou le matériau déjà colorés qui déclencheront la soudaine conception d’une œuvre : « L’atelier de ces “voirs”, c’est le monde, le réel que Lavier, comme il le dit souvent, arpente, l’œil non pas vierge, mais toujours focalisé par des préoccupations particulières, celles, naturellement, de sa recherche artistique du moment.[…] Tout chez lui commence donc effectivement par un “voir”, parfois de hasard, qui se mue en regard attentif » [21].

Ce monde que l’artiste arpente est un monde urbain, industriel et marchand. Si les couleurs jouent un rôle d’appel et de séduction dans l’univers urbain et marchand, elles sont aussi un signal de disponibilité, comme si elles étaient capables d’arracher dans l’échange d’un regard le matériau à sa fonctionnalité directe et de suggérer la capacité, qu’elles possèdent elles-mêmes ainsi que les matériaux, à s’offrir à d’autres usages, à se glisser dans d’autres configurations. Ainsi dès le premier regard qu’elles ont provoqué, elles s’étoffent d’une surcharge culturelle : emportant avec elles l’ensemble des connotations de l’univers auquel elles étaient destinées, elles s’augmentent de celles du domaine pictural. Elles affirment ainsi une visibilité qui déborde l’usage même du matériau ou de l’objet auxquels elles sont associées et déborde aussi le nominalisme des couleurs artistiques. En effet, une de leurs principales caractéristiques est de perdre la lisibilité des couleurs dédiées aux pratiques artistiques, c’est-à-dire de délier l’association étroite que la création du tube de couleur a précipitée entre la couleur et son nom. Elles entraînent ainsi le regard dans un basculement incessant, ou, pour reprendre un terme de la sphère marchande, elles entraînent le regardeur dans un mouvement d’ « import-export » [22]. Elles font alterner le regard entre deux univers différents, entre deux activités qui habituellement ne se croisent pas et entre deux modes d’attention, celui distrait, rapide, balayant sans interruption notre environnement surchargé de signes et de couleurs et celui plus lent, plus focalisé que nous adoptons face à ce que nous désignons encore comme tableau.

Ce balancement ininterrompu du regard, qui provient de couleurs qui ont échappé à la cuisine de l’artiste, qui n’ont pas été soumises à une intention individuelle ou qui n’ont pas été en quelque sorte signées, ouvre une opposition avec la fameuse phrase de Marcel Duchamp selon laquelle ce sont les regardeurs qui font les tableaux. Ces couleurs ne se présentent pas comme un rébus dont le sens doit être déchiffré par le regardeur, mais, sans origine, sans nom, sans statut et sans auteur, elles participent toujours, même au sein du geste d’appropriation auquel elles ont été soumises, à notre environnement et à l’usage collectif que nous en faisons : elles ne parlent pas de l’artiste, ni d’une tradition de la peinture, mais de notre présent, de nous, du partage commun de ce que nous regardons. Elles convoquent le regardeur, non pas pour faire le tableau, mais dans un mouvement plus large d’esthétisation du quotidien. Elles construisent une autobiographie collective ininterrompue.

On peut y retrouver l’avènement de cette beauté du quotidien que Tzvetan Todorov désigne dans la peinture de genre hollandaise du XVII siècle quand elle privilégie le quotidien — on pourrait dire ici : les couleurs de notre environnement — et non pas l’exceptionnel — c’est-à-dire les couleurs artistiques —, « quand elle renonce à la représentation de tout ce qui sort de l’ordinaire et reste inaccessible au commun des mortels ». Et, sans oublier l’ironie et sans doute la critique sociale qui traversent ces œuvres contemporaines, on serait peut-être en droit de reprendre aussi ce que Todorov dit de ces peintres hollandais : « Ils ont été touchés, quelque temps, par une grâce […] qui leur a permis […] de se réjouir de l’existence même des choses, de faire s’interpénétrer idéal et réel, et donc de trouver le sens de la vie dans la vie même.[...] Ils ont découvert que la beauté pouvait imprégner la totalité de l’existence. » [23]

Il faudrait analyser plus profondément l’expérience que propose, pour reprendre le terme de Todorov, « cette réjouissance » de la présence de ces couleurs dans les œuvres de nombre d’artistes contemporains. Je citerai ici un mot d’un regardeur qui, après avoir vu une exposition autour de ce thème [24] que j’ai organisé l’année dernière, me disait pour résumer son impression d’une manière enlevée : « c’est jouissif ! ».

Cette joie prend naissance dans le débordement des couleurs du quotidien. Elle surgit dans l’abandon des couleurs particulières des pratiques artistiques, qui en se confinant dans une pratique individuelle, presque privée, ont perdu la capacité d’érotiser l’espace de la peinture et notre regard. Car il s’agit bien dans cette réjouissance d’un débordement, qui balaie le particulier et l’individu, semblable à la joie sexuelle à propos de laquelle Clément Rosset écrit : « Georges Bataille, et avant lui Schopenhauer […] ont profondément discerné dans la joie sexuelle une réjouissance qui déborde de toutes parts les intérêts de l’individu, de la personne tant morale que physique.[…] Ce qui s’accomplit lors de l’orgasme peut être ainsi décrit comme un passage du singulier au général, passage de la recherche d’un plaisir particulier à l’obtention d’une jouissance sinon universelle du moins ressentie comme telle. » [25]

Antoine Perrot,
Septembre 2005

Post-scriptum

COULEUR DE LA MORALE, MORALE DE LA COULEUR
Actes du colloque de Montbéliard (16-17 septembre 2005) sous la direction de Jean-Loup Korzilius avec la collaboration de Catherine Chédeau.
volume broché 26 x 19,5 cm, 338 pages, 70 illustrations noir et blanc et couleurs.
Presses Universitaires de Franche-Comté - Série « Histoire de l’Art et Archéologie » n° 48, 2010.
Site des Presses universitaires de Franche-Comté

Notes

[1Cité par Rainer Michael Mason, Jean Fautrier, les estampes, Genève, Cabinet des estampes, Musée d’art et d’histoire, 1986 et repris par Yves-Alain Bois, “Kitsch”, dans l’informe, mode d’emploi, Centre Georges Pompidou, Paris, 1996, p.112.

[2Fautrier veut lancer une série d’ « Originaux Multiples », cf. op. cit., p. 112.

[3Cité par Gilbert Lascault, Malaval, art press - Flammarion, Paris, 1984, p. 54.

[4Fernand Léger, « La couleur dans le monde », dans Fonctions de la peinture, Editions Denoël, Bibliothèque Médiations, Paris, 1965, p. 86.

[5op. cit. p.86.

[6François Perrodin, “Refonder la couleur”, dans Pratiques, Réflexions sur l’art, n° 15, Presses Universitaires de Rennes, Printemps 2004, Rennes, p. 28.

[7Francis Ponge, "Note sur les otages", dans Le peintre à l’étude, NRF, Gallimard, 1948, p. 78.

[8Cf. Clement Greenberg, Parallèles byzantins, dans Art et Culture, essais critiques, Macula, Paris, 1988, p. 187. La critique de Greenberg à l’égard de l’emploi par Pollock de peinture métallique est rappelée par Yves-Alain Bois, op. cit., p. 113, note 9.

[9Ready made color / La couleur importée, ouvrage collectif sous la direction de Claude Briand-Picard et Antoine Perrot, Ed. Positions, Paris, 2002.

[10Voir illustrations : Claude Briand Picard, Halte, 2002 ; Antoine Perrot, Effective picture / Peinture efficace, n°4, 2004.

[11Clement Greenberg, op. cit., p. 187.

[12Jacques Aumont, Introduction à la couleur : des discours aux images, Armand Colin Editeur, Paris, 1994, p. 178.

[13Catherine Millet, "Donald Judd", Peintures cahiers théoriques, n° :10-11, Paris, 1975, rééd. dans La critique d’art s’expose, Editions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1995, p. 40.

[14Alfred Pacquement, Frank Stella, Flammarion, 1988, p. 48

[15Leszek Brogowski, Pictura quid juris ?, dans Tulle et Koto, catalogue de l’exposition C. Briand-Picard et A. Perrot, Galerie Art & Essai, Université Rennes 2, 1999, p. 9

[16Qualificatifs qui sont également employés par les artistes eux-mêmes, par exemple Frank Stella, François Morellet, Patrick Saytour, etc… Il faudrait mesurer l’écart de sens (affirmation ironique ? transgression ? positionnement politique ? etc. ) entre l’emploi de ces qualificatifs par les artistes et leurs emplois dans les textes critiques.

[17Alfred Pacquement, op. cit., p. 48

[18Georges Roque, « Des couleurs crues, cruelles, criardes », dans Le fauvisme ou « l’épreuve du feu ». Eruption de la modernité en Europe, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1999, p. 48.

[19Pour l’utilisation du terme « couleurs crues », voir Georges Roque, op. cit. Je le remercie de m’avoir incité par ses remarques à préciser ce point, qui reste sans doute encore à explorer.

[20Roland Barthes, « Le plastique », dans Mythologies, Editions du Seuil, Col. Points, rééd.1970, p.161.

[21Daniel Soutif, Comment Bertrand Lavier voit ses œuvres, dans Bertrand Lavier, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris, 2002, p.24

[22cf. Import-export, présentation de Leszek Brogowski, Arène 2, n° 4, hiver 1999, Cahiers du GRAC, Université de Rennes 2 Haute-Bretagne, p. 71. Expression qui a d’ailleurs été reprise en janvier 2002 comme titre d’exposition à la Villa Arson, Nice : « Cette exposition se consacre au thème de l’import-export dans le contexte artistique et traite par conséquent de la question du contenu, comment des éléments extra-artistiques sont filtrés et mis en forme par l’art. Comment à l’inverse, l’art peut être source de pillage pour d’autres activités, la publicité par exemple. » (Extrait du Communiqué de presse.)

[23Tzvetan Todorov, Eloge du Quotidien, Essai sur la peinture hollandaise du XVII siècle, Editions du Seuil, col. Essais, Paris, 1997, p.145-

[24Couleurs à dessein, Color energy, Galerie de la Villa des Tourelles, Nanterre, octobre 2004.

[25Clément Rosset, La force majeure, Les Éditions de Minuit,Paris, 1983, p. 14

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