La couleur n’aime pas, absolument pas, qu’on la nomme. A quoi ressemble-t-elle si on la nomme ? Elle a sans doute raison de ne pas vouloir être figée dans des noms toujours trop étroits, sans qualificatif. Elle est souvent le contraire de son propre nom, ou autre, ou ailleurs. La voici : en jaquette monochrome, en bariolage des jours de fête, en baroque et kitsch, en péripatéticienne précieuse, en tortures théologiques, en paillettes, en arguments de vente, en envolée lyrique, en chantre du sentiment, en élans subjectifs d’une objectivité nouvelle, en débordement affectif, en transgression suspecte, en avant-garde prétorienne, en épanchements féminins, en chanson paillarde, en velours théorique, en hiérarchie sociale, en activiste mondialisé, - et pourquoi pas en monstre quand elle effraie l’historien d’art : « La palette moderne offre au peintre des dizaines de milliers de colorants de synthèse. Misère de la pléthore. Seuls quelques-uns ont rapport à notre monde. Tous les autres sont, à des titres divers, des monstres dont nous serons, un jour ou l’autre les victimes.” [1]
Pourtant la couleur a beaucoup d’amis. Trop même, et pas les amis qu’on attend. Pas les érudits, ni les esthètes, mais ceux qu’on reçoit dans la cuisine. Des victimes certainement, déjà. Ceux qu’on croise au bas des escaliers, à la recherche d’une visibilité ; ou ceux qui, vêtus professionnellement de couleurs vives pour éloigner le danger et les risques, pour se signaler, deviennent aussitôt invisibles. Ceux-là, plus proches du monde, du corps et des labeurs, des mains et des jeux, du quotidien, du rire et des misères. Ceux qu’on oblige à la couleur ou ceux qui risquent la couleur à défaut de mots. Ceux qui savent que la couleur ne va jamais seule.
Et des monstres certainement, aussi. Pas ces amis sans parole, mais les objets qui disent l’usage de la couleur. Qui le disent bruyamment, en ajoutant les adjectifs aux adjectifs. Comme le commerce s’ajoute au commerce. Comme ces éponges grattantes roses que le marketing célèbre : « Rose féminité retrouvée jusque dans les corvées ménagères, rose légèreté et humour pour apporter de la nouveauté dans un rayon fonctionnel » [2]. Féminines, grattantes, légères et efficaces… une parodie androgyne que le commerce demande à la couleur – aux adjectifs. Ou encore ces avertisseurs, barrières et sacs, gants de protection, liens et signaux, qui nous enveloppent, nous sanglent, nous protégent et nous interdisent en usant des couleurs. Le commerce nous aborde dans ses couleurs : nous borde ou nous saborde là, exactement là, où l’art s’est oublié dans ses propres couleurs.
Y aurait-il donc des usages de la couleur partagés par les victimes et les monstres et d’autres usages, d’autres adjectifs, d’une autre couleur ? Une couleur de la rue, une couleur de l’art ? Une couleur pour le commerce, une couleur pour l’artiste ? Une couleur de tous pour tous, socialisée, partagée si ce n’est subie, et une couleur de l’un, aristocratique, individualisée, différente ? Est-ce pour le commerce ou pour l’art que la couleur a été faite ? — Ou pour poser des questions absurdes ? Ou pour chasser, à nouveau donc, les victimes et les monstres ? À quel jeu, serions-nous donc conviés ?
Reprenons donc : à quoi ressemble la couleur dans ses usages ? Et si ces usages sont inversés : la couleur du commerce ne peut-elle pas commercer ses adjectifs avec l’art – à ses risques et périls ? Tous les arts ne sont-ils pas autorisés à condition que cela n’empêche pas la couleur ?
Antoine Perrot, janvier 2007