Lorsque Jean-Baptiste Barrière appelle à "donner un statut social à l’artiste" (Libération, 31 juillet 2003), on ne peut que partager un certain nombre des arguments qu’il développe. Il faut cependant élargir le débat au-delà des intermittents, en rappelant que des pans entiers de la création échappent à toute assurance sociale (hors l’affiliation à la Sécurité sociale) et que, par exemple, la notion de salaire est bien évidemment absente dans le domaine des arts plastiques.
En septembre, les premières rencontres nationales des artistes plasticiens seront l’occasion d’ouvrir ce débat avec tous les acteurs de la culture. La situation des plasticiens, trop souvent occultée, donne un éclairage dramatique de cette misère sociale vers laquelle seront précipités les intermittents du spectacle. C’est sans doute le point d’origine à partir duquel il faut penser la question du statut social de l’artiste.
S’il fallait définir un statut de l’artiste plasticien, le vocabulaire à indexer serait "précarité", "pluriactivité" et "autofinancement". Entre les deux principales sources de revenus, le RMI ou le cumul d’emplois qui mutile le temps et la disponibilité alloués à la création, l’artiste plasticien postule sans cesse à l’obtention d’un crédit permanent, qu’il ne remboursera que très rarement. Et ce crédit, il en fait la demande à lui-même, ou pour rester dans une posture du XIXe siècle, à son conjoint ou à sa famille. Car le plasticien est le seul artiste à n’être jamais rémunéré. Ni pour le temps passé à créer, ni pour la diffusion de son œuvre, ni pour les démarches nécessaires à la visibilité de son travail. Au contraire, il débourse en permanence pour disposer d’un atelier, produire, stocker, transporter, communiquer et montrer son travail et quand il ne débourse rien, il abandonne ses droits d’auteur, plus particulièrement le droit de présentation (ou d’exposition) et les droits de reproduction. Face à cette situation, la réponse est invariablement que ces abandons et déboursements sont liés à la promotion de ses œuvres qu’effectuent les diffuseurs et à la vente supposée de celles-ci. Encore faudrait-il qu’il vende et que ces ventes équilibrent les coûts, ce qui est rarement le cas. En fait, l’artiste plasticien se retrouve dans une situation paradoxale. Il navigue soit dans une économie de la gratuité, soit dans une économie institutionnelle, liée de plus en plus au marché international et aux événements spectaculaires.
Economie de la gratuité, parce qu’il paraît naturel à tout un chacun d’avoir accès aux œuvres sans que l’artiste perçoive une juste rémunération pour la diffusion de son travail. Cette disponibilité des œuvres, que l’artiste est seul à financer, produit une invisibilité de la chaîne économique, une ignorance du poids des investissements réalisés par les artistes et des ressources induites pour de nombreuses autres professions. Dans un espace social où la moindre activité est évaluée à l’aune de sa possible marchandisation, où tout échange est quantifié, cette sphère de gratuité provoque non pas, comme on pourrait l’espérer, le développement de la présence des arts plastiques et d’un espace d’attention, de partage ou de questionnement, mais son renvoi à une activité minorée, interchangeable, offerte aux regards pour une consommation sans conséquence.
Elle donne naissance à un deuxième effet : dans une économie de la survie, il devient difficile si ce n’est impossible de distinguer entre un artiste professionnel et un amateur. Elle bascule la majorité des pratiques artistiques dans une activité de loisirs, le supplément dérisoire qu’on exerce selon sa disponibilité, ses revenus et la patience de ses proches. Cette absence de clivage entre professionnalisation et pratiques amateurs devrait avoir l’avantage, dans l’absolu, de laisser la porte entrouverte à la reconnaissance de la capacité de créativité de chacun. Elle donnerait ainsi une souplesse nécessaire à l’inscription dans le combat sans merci que se livrent les artistes entre eux pour acquérir une part congrue d’un marché atone. Mais elle a en réalité le désavantage d’accélérer une professionnalisation liée à l’adresse de s’immiscer dans un réseau, de saisir les bourses, les aides à la production, les résidences, les acquisitions : en deux mots, la reconnaissance d’un milieu institutionnel constitué d’environ deux cents personnes.
Pour avoir enfin le label d’artiste plasticien, ce qui ne se conjugue pas avec la stabilité financière espérée, il faut basculer dans une économie de la subvention et de la dépendance institutionnelle. De projets en projets, qui ne seront réalisés qu’avec l’aval financier des intermédiaires, l’artiste est soumis à la rotation rapide de ses productions, à leur adéquation avec un lieu spécifique de diffusion et à leur malléabilité à s’inscrire dans le dernier concept promotionnel, qu’on désigne souvent comme "pratiques émergentes ou innovantes", "jeune création", quand on ne proclame pas que "tout est avant-garde" comme n’importe quel directeur de marketing a intérêt à en convaincre sa clientèle. Plus votre projet nécessite l’intervention financière des institutions, plus il a des chances d’aboutir.
Dans ce vase clos où l’assujettissement s’appelle réussite, revendiquer une autonomie de la création est devenu politiquement incorrect. Poser la question, c’est perdre une clientèle potentielle. Quant à la résistance des arts plastiques ? Elle est inversement proportionnelle à la capacité des plasticiens de dégager des flux financiers pour rémunérer une classe d’intermédiaires, qui, sans aucun complexe, décide ce qui entre dans le champ de l’art contemporain, c’est-à-dire aura accès au marché public et privé. Elle est aussi proportionnelle à l’absence des artistes plasticiens dans les commissions et les lieux de décision qui les concernent. Les artistes en sont responsables. Ils ont délégué depuis vingt ans leur parole et leur ambition pour préférer la flexibilité libérale des carrières individuelles.
Cet état des lieux doit être croisé avec celui des autres acteurs de la culture. Quand Jacques Chirac propose aux intermittents de les soutenir par des aides à la création, il faut faire un bilan de ces aides dans le secteur des arts plastiques : nombre dramatiquement insuffisant de bourses, montant financier ne permettant pas de mener à bien une véritable création, dépendance vis-à-vis des décideurs, culture du projet pour entrer dans les normes des aides, amenuisement de la diversité. Mais le pire est bien le changement de statut que signifient ces aides à la création pour les intermittents : le passage d’une assurance sociale à une aide financière basée sur des choix esthétiques. C’est-à-dire la fin de toute solidarité, l’atomisation des équipes et des individus, une surenchère dans la concurrence.
Ce tour de passe-passe est classique : pour éviter de chercher des mesures collectives, s’appuyant sur la solidarité et des règles partagées donnant accès à un statut, il est proposé de s’adresser aux individus, et le plus souvent aux jeunes créateurs, comme si la création s’indexait sur des dates de péremption. C’est sans doute le simple reflet d’un modèle de politique sociale qui s’étend à l’ensemble de la culture et à laquelle les artistes pensaient échapper à l’abri d’une véritable politique culturelle. Mais, de part et d’autre, on nous convie aux jours noirs de l’art à coups de précarisation et d’instrumentalisation des artistes, au profit d’événements dits culturels, car spectaculaires ou touristiquement rentables.
Nous devons tous interroger, sans nous perdre dans des débats catégoriels, la politique sur les partis qu’elle prend et les raisons qu’elle se donne. Nous ne pourrons pas revendiquer un statut de l’artiste en éludant la marchandisation de nos créations ou en ne militant pas pour une refondation du service public de la culture. C’est à ce questionnement que, en conclusion de leurs premières rencontres nationales, les artistes plasticiens et le groupe Reflex (e) inviteront tous les acteurs de la culture à participer à la fondation d’un Parlement pour la démocratie culturelle et artistique.
Antoine Perrot
artiste, président de la FRAAP