Communément, il est dit que le déplacement d’un objet ou d’un matériau dans le champ artistique, correspond à une perte de valeur d’usage. Autrement dit, le ready-made est en premier un acte de neutralisation de l’objet manufacturé. Objet qui, dans le déshabillage auquel on le soumet, perd simultanément son origine, sa destination, sa valeur d’usage, mais aussi ses caractéristiques esthétiques. Le ready-made serait ainsi un striptease : au cours de son effeuillage brutal, un objet de la vie quotidienne se verrait attribuer un statut d’intouchable, une dématérialisation au profit du geste autoritaire de l’artiste. L’objet unique ainsi élu devient le symbole de la figure onaniste de l’art. Il est difficile dans ce cas de comprendre la lecture convenue du ready-made, qui ferait du déplacement le point d’origine d’une autre vision de l’univers quotidien ou d’un nouveau rapport à la réalité.
Il n’en reste pas moins que, dans de nombreuses œuvres contemporaines, deux particularités des objets déplacés contredisent cette clôture du ready-made sur lui-même. L’une est le choix soi disant indifférencié de l’objet alors que l’inflation des ready-made montre que ces objets sont toujours choisis dans des gammes d’objets communs, le plus souvent populaires et d’usage quotidien, et qu’ils entretiennent donc avec le consumérisme contemporain une contiguïté permanente. La deuxième particularité est qu’en s’appropriant ces objets, le ready-made devient un ready-made color [1],qui fait surgir dans le contexte de l’art une gamme de couleurs industrielles qui entre en conflit avec la gamme chromatique classique des œuvres.
Ces deux particularités mettent à mal la notion standard du ready-made. Dans la plupart des œuvres, l’appropriation ne se réduit pas à un simple geste de déplacement d’un objet unique. Bien au contraire, le caractère multiple de ces objets communs, lié à leur production industrielle et à leur mode de présentation dans le commerce de grande distribution, est conservé. Il devient même un des principes d’élaboration des œuvres. En jouant sur la répétition et la juxtaposition d’un de ces objets, le processus mis en œuvre engendre l’irruption des couleurs du monde marchand, de la rue et de la vie quotidienne — et le plus souvent une polychromie semblable à celle de la déclinaison colorée de ces objets. Ainsi, le geste d’appropriation s’appuie sur deux effets plastiques qui peuvent sembler contradictoires avec la notion de ready-made : le choix de l’objet pour sa capacité à se prêter à une construction formelle et l’affirmation de qualités esthétiques assurées en premier par la couleur. Ces deux qualités, habituellement niées, viennent renouer avec la valeur d’usage des objets détournés. Non pas une valeur d’usage première, car il ne s’agit pas de se réapproprier un tampon abrasif inclus dans une œuvre pour faire la vaisselle, un crayon de couleur pour dessiner, une paille pour boire un soda ou encore un sac plastique pour transporter ses commissions ; mais une valeur d’usage instable et dédoublée par le fait que les objets répétés sont simultanément perçus comme constitutifs d’une« œuvre » et toujours adhérents à leur origine et à leur fonction.
Si cette double perception, cet entredeux entre ce qui fait « œuvre » et ce qui restitue l’objet, est sans doute admise, il n’en est pas de même de la valeur d’usage de la couleur. Car la couleur dans les arts plastiques, et plus particulièrement la peinture, est emprisonnée dans un drôle de paradoxe. Visible, et sans doute trop visible, elle est le plus souvent ignorée. Il est remarquable de ce point de vue que depuis la fin des années 1970, la question de la couleur ait été évacuée, et cela au moment même où son usage dans les travaux de nombreux artistes a changé de paradigme. En effet, les artistes, en utilisant les couleurs industrielles ou celles des matériaux, ont abandonné les codes classiques de perception de la couleur qu’on pourrait désigner comme une « esthétique du recouvrement » [2] . Ils mettaient ainsi un point final à une recherche de l’universalité supposée de la couleur, soit par l’emploi des théories de la couleur, soit par la conviction qu’elle puisse être porteuse d’une expression personnelle ou d’aspects symboliques arbitrés par l’artiste. Retrouvant la formule de Duchamp énonçant que le peintre fait « réellement un ready-made lorsqu’il peint au moyen d’un objet manufacturé qui s’appelle couleurs » [3] , ils soulignaient que, s’il y a une universalité, c’est que la couleur est un fait, une matière et que l’industrie et le marketing ont su en faire un produit commercial. Cette rupture dans l’usage des couleurs a sans doute dépêché une déprise des artistes : les couleurs peuvent être arbitraires, elles n’ont plus à se soumettre ni au cercle chromatique, ni à une harmonie colorée, elles y perdent même souvent leur nom — par exemple dans les nuanciers RAL — ou empruntent le langage du commerce pour se désigner — elles deviennent ainsi « authentiques, chaleureuses, gourmandes, relaxantes, passionnées, audacieuses, pulpeuses… » [4]
Cet écart dans la relation entretenue avec la couleur, qui est aussi un changement d’attitude des artistes, provoque un surenchérissement de ses qualités. La couleur devient le lieu d’une surcharge culturelle, non plus celle attendue lors de son élaboration par l’artiste, mais celle que le monde industriel et marchand y investit, celle de l’usage que nous en faisons sans même nous en apercevoir dans notre environnement. Permettant ainsi un va-et-vient constant de l’œuvre à l’environnement, la couleur réintroduit dans le contexte de l’art une valeur d’usage. Et c’est la reconnaissance de cette valeur d’usage, dont est dotée la couleur industrielle, qui produit ce mouvement d’import-export, ou une réciprocité constante des regards.
La couleur serait ainsi le vecteur inattendu d’une autre catégorie de ready-made, que Duchamp évoqua à la fin de sa vie : « le ready-made réciproque ». Mais contrairement à l’exemple qu’il en donna, « se servir d’un Rembrandt comme table à repasser » [5] , elle ouvre cette réciprocité sans l’obligation de recycler l’œuvre d’art comme moyen d’exercer une activité quotidienne, car elle déjoue le principe d’exclusion du ready-made, qui détermine qu’on regarde soit une œuvre, soit un objet quotidien, sans jamais superposer l’un et l’autre. Bien au contraire, la couleur établit une circularité dans un équilibre précaire, dans le basculement incessant du regard. Elle se joue des frontières comme une marchandise de contrebande. Elle est le marché noir de la vie qui subrepticement ouvre un appétit, inocule dans les œuvres le désir et le plaisir, et suggère à chacun la possibilité d’agir.
Antoine Perrot, mai 2008.