Une autobiographie collective ?

publié le 18/09/2006

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Entretien avec Laurence Debecque-Michel, LIGEIA, n°37-40, octobre 2001.

Laurence Debecque-Michel : - Quelle est la pratique actuelle de l’abstraction vis à vis des pratiques historiques plus anciennes ? L’abstraction est-elle encore d’actualité, alors que l’on a l’impression que tout ou presque a déjà été dit ? Existe-t-il, dans les abstraits d’aujourd’hui, une réelle nouveauté d’expression ?

Antoine Perrot : - Il y a une pratique de l’abstraction qui est, me semble-t-il , principalement européenne : elle est très attachée à des codes. Ces codes sont devenus traditionnels et locaux, non dans un véritable sens géographique, mais comme si la peinture était devenue une langue locale, régionale parmi les arts visuels. Un certain nombre d’artistes continuent à travailler à partir de ces codes qui sont ceux de la modernité et qui s’articulent autour de la grille, du point, de la ligne et du plan. La couleur, telle qu’elle est communément utilisée, forme elle aussi un code. Derrière le choix d’une certaine sobriété ou méfiance des couleurs, ou celui de la couleur pure, qui sont les deux alternatives léguées par la modernité, il n’y a aucune interrogation sur la provenance des couleurs, sur le caractère limité des couleurs “dites artistiques” qui sont proposées à la vente. C’est pourtant un matériel extrêmement restrictif qui oblige les artistes à travailler avec un certain nombre de couleurs en les nommant d’une certaine façon : ce codage prend naissance avec l’invention du tube de peinture vers 1830 et s’est poursuivi à travers l’établissement de grammaires de couleurs par les artistes, de Kandinsky à Albers, etc. De fait, il n’y a pas d’interrogation quant à ce matériel homogénéisé par l’industrie et le commerce. Toute une pratique de l’abstraction reste fondée sur cette impasse. L’usage têtu de l’ensemble de ces codes restreint à peu de choses près cette pratique de l’abstraction à la célèbre définition de Maurice Denis : on occupe la surface avec des couleurs.
Pourtant, depuis une bonne dizaine d’années, on voit apparaître une pratique abstraite très différente qui se développe avec d’autres méthodes, d’autres questionnements. Cette pratique n’a pas encore la lisibilité qu’elle devrait avoir parce que justement les interrogations qu’elle pose conduisent à remettre en cause les codes que l’on considère comme établis et traditionnels de la peinture. En allant très vite, on peut dire que l’origine de cette nouvelle pratique découle d’une relecture du minimalisme américain et s’appuie sur une ré-interprétation du ready-made en peinture. Personnellement je considère cela comme très important : on voit poindre l’amorce d’une ouverture et d’un renouvellement de la peinture, qui lui redonne la capacité d’intégrer toutes les données internes et externes au médium.

L D-M. : – A quels artistes pensez-vous ? Quelles procédures mettent-ils en jeu ? S’agit-il d’un courant international ou d’un mouvement essentiellement américain ?

A P. : - Il y a plusieurs peintres européens qui travaillent dans cette direction, mais ce qui est un peu perturbant est l’isolement dans lequel ils effectuent leur travail. Comme si en Europe et particulièrement en France, ces nouvelles donnes étaient difficiles à inclure, alors qu’à bien regarder le travail de générations antérieures, on trouve ponctuellement les prémices de ces changements. Aux Etats-unis par contre, on est toujours surpris de voir des démarches beaucoup plus incisives. Sans doute le rapport à l’histoire n’y est pas semblable. Les artistes semblent y posséder une capacité toujours nouvelle à déplacer les matériaux et les limites de la peinture.
On pourrait citer bien sur Claude Briand-Picard avec qui je travaille depuis plusieurs années dans une réelle complicité. Nous préparons ensemble actuellement un livre collectif, qui s’intitulera “Ready-Made Color”, et inclura des textes d’artistes qui nous semblent proches de notre démarche. Mais aussi Dominique Figarella ou pour le domaine américain, James Hyde, Fabian Marcaccio ou Jessica Stockholder. Il faut également regarder une partie du parcours d’Imi Knoebel.
Le problème de la très discrète visibilité de ces travaux vient peut-être de la difficulté de les théoriser, car je pense qu’ils ouvrent un nouveau champ théorique à la peinture. Ces artistes ont une pratique qui, de manière très claire, bouscule les codes et les processus de la peinture. Mais dans la plupart des cas, la théorisation qui permettrait d’accompagner ce cheminement est absente. Savoir si c’est aux artistes de la faire serait un autre débat. En fait, je crois que l’enjeu le plus visible est le suivant : comment est-ce qu’un peintre continue à faire de la peinture, tout en remontant à l’origine des codes de la modernité pour les ré-interroger et les inscrire dans les distorsions et les déplacements ouverts par une réelle contemporanéité. Par exemple, lorsqu’il déstabilise l’axiome de la planéité en introduisant une troisième dimension : il s’agit alors de mettre en œuvre de nouvelles articulations picturales pour ne pas glisser dans la descendance des “objets spécifiques” de Judd.
Ou encore, lorsqu’il se pose la question de savoir comment faire apparaître la couleur. Comment s’énonce la couleur si l’on n’emploie pas les matériaux dits "artistiques" qui sont mis à disposition et si l’on utilise à leur place d’autres matériaux industriels qui font partie de l’environnement ? Et comment agit-elle, cette couleur toute faite et intégrée aux matériaux ?
Prenons l’exemple de la peinture grand public, pour la décoration intérieure. Toutes ces peintures ont des désignations qui les associent à des notions de désir, de plaisir et de rêve : bleu pacifique, ou vert lagon, évoque les vacances, terre cuite et safran la Méditerranée... Ces noms n’appartiennent pas à la gamme artistique, mais systématiquement ils référent à autre chose, notre environnement, notre mode de vie, nos désirs... et là les industriels, à travers les techniques de la communication et du marketing, jouent une carte intéressante : ils retournent comme un gant ce qui est soustrait à la couleur dans toutes les grammaires picturales ; à savoir que la couleur déborde toujours son nom, comme le dit Thierry de Duve. Ce débordement, qui est inhérent à la couleur, les industriels nous l’offrent quand les artistes, dont une des vocations, pourrait-on dire, est de faire surgir ces débordements, s’en tiennent à une gamme sans écho : bleu, rouge, jaune… Les peintres avec les couleurs artistiques se condamnent à ne dire qu’une chose : c’est de la peinture. Les industriels, eux, font véritablement déborder la couleur sur notre environnement, notre manière de vivre ; ils ont une force de persuasion que les peintres devraient leur envier. C’est là qu’il y a un glissement.

L D-M. : – Il faudrait plutôt retracer l’historique de la couleur comme code et comme concept. Je crois par exemple que l’expression Terre de Sienne existait déjà à la Renaissance et que cette façon de nommer les couleurs correspondait au fait qu’elles étaient encore une parcelle de la nature. C’est uniquement avec l’invention de l’acrylique qu’elles sont devenues autre chose. Mais, pour revenir à votre propos, vous parlez d’ un glissement entre ce qui tient du domaine de l’art et ce qui appartient au domaine de la vie quotidienne. En somme, on intègre de la vie quotidienne dans l’art, et cela par une transformation des noms ?

A P. : - Oui, mais aussi grâce aux matériaux mêmes. Une couleur pour mur ne va pas se penser de la même façon qu’une couleur à peindre avec un pinceau en martre. On passe du tube au pot. Et cela implique la notion d’application murale, ce qui n’est pas le cas des couleurs “artistiques”. Cela change les attitudes et les processus. Et puis les autres matériaux qui nous entourent sont tous colorés. Ils ont tous, par leur couleur, une influence sur notre vie quotidienne. Notre environnement est de plus en plus coloré. On a un peu l’impression que le domaine de la peinture fuit cet environnement coloré pour rester dans des gammes de couleur codifiées qui ne correspondent pas à ce que nous vivons quotidiennement.
Si je vous parle des couleurs des guirlandes de Noël, dont je me sers dans mes dessins et que Claude Briand-Picard a également utilisé dans ses peintures, ou du jaune fluo des balles de tennis que Figarella a introduit dans une de ses œuvres, vous reconnaissez mentalement cette couleur, alors que si je vous dis “bleu”, de quel bleu, parlons-nous ? Le déplacement de matériaux dans le champ artistique provoque un effet “d’artialisation”, mot que Alain Roger utilise à propos de l’histoire du paysage car, dit-il, le paysage s’est petit à petit construit comme l’image que l’on se fait du paysage. En fait, on aboutit à une interaction continue entre l’environnement et la peinture. Dans les deux sens. C’est, je crois, ce qui est intéressant dans cette peinture abstraite : en captant des matériaux, elle peut être capable de faire surgir par sa nature même une nouvelle relation au monde que la peinture abstraite a perdu depuis longtemps, en s’enfermant dans ses traditions.

L D-M. : – Comment, à l’intérieur de cette pratique, le ready-made s’élabore-t-il ?Quelle notion pourrait-on évoquer à ce sujet, quel type de problématique est ainsi mis en œuvre ?

A P. : - Elle est relativement simple. Ce sont des ready-mades aidés, bien évidemment. Elle est dans l’appropriation soit de couleurs industrielles non destinées aux pratiques artistiques, soit de matériaux qui, par quelques déplacements, peuvent être “picturalisés” ; c’est-à-dire rendre visible les qualités picturales qui leur appartiennent et que leur fonctionnalité camoufle à notre regard. Cela provoque un jeu d’aller-retour, un glissement : le matériau est devenu peinture, tout en créant une ambiguïté visuelle sur son mode pictural d’apparition et sur sa provenance.

L D-M. : - Comment cela intervient-il précisément dans vos travaux ? Dans votre dernière série, la peinture ne s’est pas exprimée de manière directe. En effet, vous avez utilisé des cartons déjà colorés que vous vous êtes refusé à peindre.

A P. : - Effectivement, dans la série “Picture you can use”, il n’y a absolument pas de pose de peinture. Sur la surface du carton, intervient une ficelle colorée qui existe telle quelle dans le commerce.

L D-M. : - Cependant, on peut, selon vous, la considérer comme une série de peinture à part entière.

A P. : - Oui, c’est forcément une peinture : il y a deux matériaux qui ne sont pas du domaine de la peinture (du carton ondulé qui sert à faire des emballages et de la ficelle). Ils sont picturalisés, ils se présentent comme peinture. Dans ce cas précis, le format du tableau est celui du carton trouvé dans le commerce, d’un format presque carré, standard. Ce qui est assez curieux, c’est que la pelote de ficelle nécessaire pour le couvrir correspond pratiquement, par sa longueur, à la surface à couvrir. Comme s’il y avait eu là une rencontre induite par les matériaux même. La manière d’associer ces deux matériaux créent toute une chaîne de résonances. Le résultat, presque monochrome, joue légèrement sur deux couleurs, ce qui permet un effet visuel, presque optique. La mise en œuvre vérifie les codes de la peinture abstraite et fait surgir de multiples références ou une sorte d’intimité avec les œuvres d’autres artistes.
Le spectateur a en quelque sorte une double vision. Par la première, il est amené à faire un constat simple, “je suis face à une peinture”. Par la seconde, il reconnaît des matériaux qui n’entrent pas dans le champ normatif de la peinture. Il prend conscience que la manipulation des matériaux produit une peinture. En fait, il est confronté simultanément à une perte et un gain. Une perte de la peinture pour plus de peinture.
Ce double mouvement conduit logiquement à un questionnement. Par exemple, j’ai une pièce sur laquelle il y a une surface en formica. Un regardeur dans une exposition où figurait cette pièce m’a interpellé : "ce n’est pas possible, c’est le formica qui est dans ma cuisine" ; j’ai répondu "oui, effectivement, c’est bien cela". Sa réaction a été "ah bien, je ne vais plus du tout être capable de regarder ma cuisine de la même façon". J’ai trouvé cela intéressant : bien sûr, je lui ai fait remarqué que son plan de travail était horizontal, fonctionnel alors que le mien était vertical, qu’il exprimait une couleur et une tactilité, que c’était donc un jeu de regards, de renvois et de déplacements. Mais ce qui m’intéresse est ce type de réaction, ce "ça va changer ma façon de voir les choses".
J’ai l’impression qu’une grande partie de la peinture abstraite ne provoque plus cette relation au monde environnant. Elle reste la plupart du temps dans ses codes, elle a perdu cette mise en activité du spectateur que les constructivistes, je pense en particulier à El Lissitsky, y avait introduit. Il s’agit de réaffirmer qu’elle crée une relation au monde d’un ordre différent, que le regard sur la peinture doit ouvrir un regard nouveau sur l’environnement. La peinture devient un apprentissage : "plongés dans le quotidien, vous ne percevez pas ce qui vous entoure, vous ne percevez plus les couleurs des objets, ces couleurs que l’on vous impose" ; la peinture peut construire un nouveau regard pour s’approprier notre environnement.
C’est d’abord ce qui nous environne qui va faire peinture. Quelle rencontre entre un matériau coloré et notre regard va soudain produire de la peinture ? Quels déplacements vont être nécessaires pour ne pas convoquer simplement la peinture, mais ce jeu de va et vient entre la peinture et notre environnement ? Précisons bien que les matériaux ou les couleurs que l’on peut s’approprier ne sont pas en général des objets en soi. Ils ont un caractère industriel dans leur production, ils sont destinés à des usages précis, mais ils ne font pas objets parce qu’alors on ne serait plus dans un propos pictural mais dans un retour au nouveau réalisme. À partir de là, cet aller-retour constant entre l’environnement et la peinture est, du moins en ce qui concerne mon travail, un des buts à atteindre.
Si effectivement, je me pose des contraintes, si je me retire de mes émotions, si je me mets à distance et que je travaille avec ces matériaux, c’est, je pense, pour pouvoir construire une investigation de notre présent et en même temps une autobiographie collective. Une autobiographie partagée, en mouvement permanent, avec ce qui est disponible collectivement. Je peux reprendre l’exemple que j’évoquais précédemment : si je peignais avec les couleurs dites artistiques, je travaillerais déjà avec des matériaux qui m’excluent du monde du regardeur, j’affirmerais en premier que je suis peintre et que les procédures que je mets en œuvre appartiennent exclusivement au territoire de la peinture. Face à mon travail, le regardeur sait, du moins je l’espère, que ma peinture ne parle pas de moi, mais de nous, de lui, de moi et des autres, à l’image des matériaux que j’utilise qui sont partagés par d’autres usages. C’est dans ce sens-là que je dirai que c’est une autobiographie collective.

L D-M. : - Le rôle de l’artiste résiderait dans cette mise en évidence de quelque chose de préexistant, faisant partie de la vie collective, afin de l’offrir au regardeur ?

A P. : - C’est de le mettre en évidence et de le construire. Il y a tout de même un acte de déplacement, mais un déplacement qui est le plus simple possible, de manière à ne pas diluer les qualités picturales des matériaux importés et à préserver une accessibilité évidente. C’est pourquoi je parle de "pratiques extrêmement simples", coller de la ficelle dans les rainures d’un carton ondulé peut être fait par une classe d’amateurs. J’en suis presque à ce niveau-là. Mais si cette "pratique amateur" peut être visible, c’est sur le mode de l’incitation et de l’appropriation par le regardeur des procédures.
_ Il y a une autre image qui peut expliquer cette idée d’autobiographie collective : c’est la prise de possession que les gens font de leur habitat. On construit par exemple un lot de maisons individuelles semblables. On s’aperçoit 10 ans après qu’elles se sont toutes individualisées. Chaque habitant a construit là un auvent, là une ouverture, s’est approprié quelque chose, mais le lotissement n’a pas disparu. Je suis exactement dans ce processus-là : à la fois d’appropriation de ce qui est déjà disponible et de déplacement.
Je mêle deux sortes de regard : la comparaison avec une histoire de la peinture dans laquelle ces œuvres s’insèrent parfaitement ; puis, un second regard où effectivement elles jouent sur les limites de la peinture dans un savoir-faire qui est proche d’un bricolage non spécialisé. Là elles peuvent basculer dans des déclinaisons de notre environnement, un peu, je crois comme dans un magasin où il y a des présentoirs avec, par exemple, des tissus de couleur parmi lesquels chacun est amené à faire des choix. Avec ces procédés, le spectateur est conduit à se ré-interroger, à se poser la question de la peinture.

Volume you can use n°2, 2001
joint de carrelage, bois, 25x29x30 ; Col. particulière, Suisse

L D-M. : - Ce serait le propos idéal, le but ultime à atteindre, mais je crois que vous déplorez surtout un non vu.

A P. : - Oui, c’est vrai, mais c’est un non-vu qui disparaîtra au fur et à mesure, je pense. Le non-vu, il est plutôt historique. Prenons le Minimalisme et les œuvres de Judd au moment où elles ont été faites et au moment où celui-ci a imposé par ses propres textes un regard sur elles. Il a fortement éliminé dans la lecture de son travail la question de la couleur. Cependant tous les matériaux dont il s’est servi sont des matériaux industriels avec des choix de couleurs faits non pas par l’artiste mais par l’industrie et qui ont donc une signification collective. La couleur artistique n’a pas de signification collective, c’est un code, elle n’a pas de sens partagé. Alors que les matériaux industriels ont des sens collectifs en ce qu’à un moment donné, pour des raisons de goût et sans doute de marketing, des industriels décident des couleurs et nous les imposent. Ces implications présentes dans les œuvres de Judd n’ont pas été vues. Depuis un an ou deux, on voit des textes qui proposent une relecture et s’interroge sur la couleur dans ses œuvres. Il n’en reste pas moins que le non-vu du rapport de la couleur et des matériaux est constant dans la lecture d’un grand nombre d’œuvres.

L D-M. : - Vos œuvres travaillent sur la limite volume-surface, sculpture-peinture. Qu’en est-il du dialogue extérieur/intérieur, c’est-à-dire de la question des limites de l’œuvre vis-à-vis de son environnement ?

A P. : - Le type de relation s’instaure plus avec le spectateur qu’avec le lieu. Quand je travaille en trois dimensions, la question est de savoir comment je vole l’espace du spectateur et dans quelle position je le place lorsque je lui ai volé son espace. Quel est le rapport qu’il peut y avoir avec une peinture qui, d’un seul coup, travaille avec l’espace du regardeur ?
Par rapport au lieu, la question est plus complexe. Elle pose le problème du lieu d’exposition et de la destination de l’œuvre. Même quand je produis une œuvre pour un lieu spécifique, comme l’an passé pour une chapelle en Bretagne, elle doit avoir un caractère nomade. J’avais réalisé une peinture de 13 mètres sur 2 en feuilles de plastiques colorés et épinglées qui s’intitulait “Muralnomade”. C’est un mot de Le Corbusier à propos de la tapisserie. Je trouve qu’il signifie bien une œuvre qui n’est pas attachée définitivement à un lieu et qui peut être recomposée dans une autre situation. Dans la notion d’œuvre définie pour un lieu spécifique, il y a une attitude qui me dérange. Pour une raison bien simple. Il y a une sorte de dépendance terrible des œuvres qui vont se formater aux espaces d’expositions, principalement institutionnels. Elles ne sont plus destinées qu’au musée et non pas en premier à des regardeurs. De plus, le plus souvent elles basculent dans un geste de démonstration.
Je crois que par rapport à mon travail, par rapport à cette notion d’autobiographie collective, c’est une contradiction. C’est la raison pour laquelle j’essaie à chaque fois de respecter des formats que l’amateur peut s’approprier.

L D-M. : - Le travail est donc pensé par rapport au spectateur et non par rapport à l’institution.

A P. : - Oui, c’est quelque chose qui s’inscrit totalement dans ma démarche comme le fait de ne pas entrer en contradiction avec cette relation au monde que j’exprimais précédemment. Le côté vernaculaire de mes œuvres, si l’on peut le dire ainsi, peut fonctionner dans le musée mais je mettrai en doute la capacité du musée à produire un quelconque pouvoir d’artialisation ; c’est-à-dire qu’elles ne seraient plus que des œuvres d’art, codées comme telles.

L D-M. : - En fait, vous préférez la mise en place d’une sorte d’intimité avec le corps du spectateur. Dans le cas opposé, l’œuvre s’établit dans une quasi fusion avec le lieu de l’exposition, ce qui l’a fait basculer dans un registre univoque.

A P. : – Le risque est effectivement qu’elle bascule dans un autre registre. Une véritable complicité avec un spectateur se réalise bien mieux dans un petit lieu, proche d’objets de l’environnement quotidien qui entrent en relation avec elles. C’est un ensemble de dispositifs et une logique.
Il y a par exemple une relation au mur qui tient à la hauteur à laquelle les œuvres sont exposées et qui participe du jeu des limites. Je m’explique. La plupart du temps, chez un collectionneur, une peinture est accrochée à hauteur des yeux et le mobilier est disposé en dessous. Alors que mes œuvres en volume sont accrochées relativement bas, ce qui empêche de disposer du mobilier à cet endroit-là. C’est une contrainte gênante dans un appartement qui demande un engagement du collectionneur : l’œuvre revendique son espace, quitte à voler celui du mobilier ou l’espace de circulation. De plus quand elle ressemble étrangement à une étagère ou à un banc, ou encore à un placard, elle ouvre un questionnement sur sa perception et son usage.
Ces propositions ne fonctionnent pas dans un musée car, dans les salles de celui-ci, il est d’emblée admis que les œuvres peuvent être accrochées à n’importe quelle hauteur selon la décision de l’artiste, comme il est admis que ce n’est pas une étagère, un banc ou un placard.

L D-M. : - Peut-on alors parler de quelque chose qui tiendrait d’une dimension sociale ?

A P. : - Je l’espère bien. Je pense que tous les procédés que je mets en jeu montrent que je ne conçois pas la peinture comme mettant le spectateur dans une dimension passive. On peut donc, je crois, parler de dimension sociale, peut-être même de dimension politique. Il y a une interrogation sur l’esthétique industrielle, sur la production de masse de produits de toutes formes et de toutes couleurs qu’on nous impose : comment fait-on de la peinture avec cette esthétique ? Est-ce que c’est encore possible de faire de la peinture ? Est-ce que c’est toujours de la peinture ? Comment manipule-t-on ces matériaux, comment vit-on avec ?
Si la peinture peut encore avoir une raison d’être pour moi, elle réside dans ces questionnements. On y retrouve les origines de l’abstraction et les interrogations qu’elle s’était posée sur un langage nouveau, sur le regard porté sur notre monde… sauf que pour pouvoir faire cela, il faut complètement sortir de la peinture pour mieux y revenir.

L D-M. : - Quelle est l’attente par rapport à la critique sur ce type de démarche.

A P. : - Par rapport à la visibilité de ce qui travaille actuellement la peinture, je dirai qu’il y a un tel poids historique que la critique ne semble pas capable de regarder en abandonnant les codes et les références traditionnels. Il y a une véritable absence d’interrogation sur "ce qui fait peinture". Peut-être qu’avec un retour à une interrogation de type formaliste, on aurait paradoxalement beaucoup moins de formalisme dans le discours. On s’apercevrait alors que le donner à voir est beaucoup plus complexe et riche qu’une simple occupation de la surface.

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